samedi 25 décembre 2010

Point de fuite


Le lycée proposait deux voyages de fin d'année: Rome ou Barcelone. Barcelone, avait décrété Adrien, sans l'ombre d'une hésitation. Il s'était finalement inscrit au séjour à Rome, parce que Samantha y allait.
Depuis le matin, ils arpentaient les rues de la capitale italienne à marche forcée. Sous la conduite de M. Moneau, le professeur d'arts plastiques. Après le Colisée, le forum, les thermes de Caracalla, ils venaient d'explorer le musée du Capitole. Samantha était aux anges, M Moneau était passionnant, si intelligent et tellement cultivé. Adrien avait bien essayé de lui faire comprendre qu'il était là pour elle, rien que pour elle, mais ses plaisanteries, ses compliments avaient été ensevelis sous les monceaux de commentaires pompeux de M. Moneau. Puisqu'ils avaient, enfin, droit à une pause, Adrien entendait bien mettre ce moment de répit à profit pour reprendre l'avantage. Il allait offrir une glace à Samantha et lui dire combien il… C'était compter sans la perfidie de M. Moneau, qui suggéra que chacun fasse une esquisse de l'œuvre du Capitole qui l'avait le plus touché.
Elle sortait de la mairie. Grande, mince, sa chevelure flamboyante, de ce blond qu'on appelle vénitien, cascadait sur ses épaules nues. Sa peau dorée, satinée, scintillait sous sa robe vert émeraude. La mousseline livrait par transparence le délinéament de ses longues jambes fuselées. Chaussée d'escarpins argentés, elle papillonnait au milieu des autres invités de la noce, virevoltait, libellule dans sa goutte de lumière. Ivre de volupté, Adrien s'abandonnait dans ses bras, s'égarait dans l'onctuosité de sa nuque, sombrait dans la cambrure de ses reins. Elle fit un signe à un homme qui s'avançait à sa rencontre. En passant devant Adrien, elle marcha sans y prêter attention sur le dessin qu'il avait posé par terre; le griffant de l'aiguille de son talon, elle infligea une douloureuse et délicieuse blessure à la poitrine du Gaulois mourant.
Photo: '50, éditions de La Martinière

samedi 11 décembre 2010

Veillée d'armes


Ils sont là, tapis dans l'ombre. Ils nous observent, nous épient, nous surveillent. Patients, résolus, ils attendent le moment propice et dès que s'ouvre une brèche, ils s'y insinuent. A la moindre faiblesse, ils prennent possession de celui qui a fléchi. Beaucoup d'entre nous sont déjà tombés sous leur joug. Quelques-uns, clairvoyants, ont tenté un temps de résister, puis ont fait reddition. La plupart, aveuglés par leur naïveté, ne s'en sont même pas rendu compte, se sont laissé berner. D'aucuns leur ont même prêté main-forte, persuadés que leur avènement était salutaire pour nous ou, pis, que leur domination était inévitable. Moi, je veille. Je les devine derrière le bonjour jovial de mon boulanger, la poignée de main amicale de mon voisin, le sourire complice de mon partenaire de tennis, le regard prometteur de cette femme croisée dans le métro. Leurs ruses ne me trompent pas. Je les inquiète. Ils ont essayé de m'isoler, de me déstabiliser. Ils ont éloigné de moi Marc, mon meilleur ami, qui a décrété que je devenais impossible, qu'on ne pouvait plus se voir tant que j'étais comme ça. Puis Lola, l'amour de ma vie, qui a claqué la porte en me traitant de grand malade. Et Serge, mon grand frère, mon frangin, qui m'a conseillé de voir «quelqu'un», parce que, «manifestement», je n'allais pas bien. Marco, Sergio, je ne vous en veux pas, ils vous ont manipulés, restructurés; vous le comprendrez, bientôt j'espère. Je ne t'en tiens pas rigueur à toi non plus, surtout pas à toi, ma Lolita –je sais que tu n'avoueras jamais ton forfait, mais tu sauras si bien te faire pardonner… Je tiendrai le coup. Ils ne m'auront pas. Je découvrirai l'Intelligence maléfique qui les commande, la Force obscure qui régente tout, qui dicte sa loi. Je l'exterminerai, l'anéantirai. Je vous sauverai malgré vous. J'en ai la mission. Moi seul en ai le pouvoir.
Photo YLD

samedi 27 novembre 2010

Adieu, ma jolie


Fred était l'un des plus anciens et des plus fidèles lecteurs de Laurie Rompol. L'un des plus fervents admirateurs de Sam Lowe. Depuis dix ans, ils en avaient vu, Sam et lui. Il faut dire que Sam avait le don de se fourrer dans le pétrin en allant fureter où il ne fallait pas. Il pêchait toujours en eaux troubles, Sam, avait des accointances avec tous les malfrats, les crapules, les fripouilles que comptait New York, frayait avec les petits frappes, les avocats véreux, les hommes d'affaires louches, les politiques corrompus. Pas un pourri, un idéaliste déçu: la vie avait de bonne heure flingué ses nobles illusions. Désabusé, lucide, Sam faisait son boulot, avec ses principes à lui, qui se bornaient souvent ne pas enfoncer celui qui avait déjà la tête sous l'eau.
La romancière avait annoncé, dans une interview au magazine littéraire A livre ouvert, que son dernier opus sortirait le mois prochain. Et ce serait bien le dernier, avait-elle insisté, expliquant qu'elle comptait mettre un point final à la carrière de Sam. Elle promettait à ses lecteurs une nouvelle série policière, plus actuelle et dont le héros, qu'elle souhaitait plus proche des jeunes générations, s'interdirait tout accroc à la morale.
Fred ne décolérait pas. Sam, que l'incorruptible juge Goodman n'avait jamais pu coincer, qui avait échappé aux traquenards de cette enflure de commissaire Copard, allait se faire refroidir comme un rien. Il y avait maldonne! Fred voulait en avoir le cœur net. Il dénicha l'adresse de Laurie Rompol sur l'un des trois forums où se retrouvaient les fans de Sam, puis appela Raoul, toujours prêt à donner un coup de main quand il s'agissait d'empocher quelques billets.
Tout était silencieux au cinquième étage de l'immeuble où habitait la romancière. Fred laissa opérer Raoul, puis ouvrit la porte avec précaution, tâtonna pour trouver l'interrupteur et erra d'une pièce à l'autre à la recherche du bureau. L'ordinateur de Laurie trônait sur une table en verre fumé, voisinant avec un cadre photo numérique où défilaient un grand blond à l'allure sportive, un gamin d'une dizaine d'années, un couple âgé et une bande de copains rieurs. Ça ne collait pas avec Sam, ces trucs-là.
Fred se cala dans le fauteuil qui faisait face au Grand Ordonnateur de la destinée de Sam, se leva, fit le tour de la pièce, sortit une cigarette de son paquet, l'écrasa immédiatement dans le pot du cactus qui languissait dans la grisaille automnale. Allez Fred, du cran. Il alluma l'ordinateur, fouilla, fouina dans les fichiers. Celui-là avait l'air d'être le bon. Il fit défiler le texte. Ce salaud de Copard l'avait eu, Sam agonisait.
Tiens le coup, Sam, murmura Fred d'une voix blême.
Le lendemain, les médias étripaient ces vandales qui, non contents d'avoir dérobé le manuscrit, privant les lecteurs des derniers instants de Sam Lowe, avaient gravement endommagé le disque dur de l'ordinateur de Laurie Rompol, réduisant à néant toute chance de récupérer les précieux fichiers. C'est le polar qu'on assassine, s'indignait un critique littéraire, donnant, malgré lui, son titre au texte, qui, le soir même, circulait sur le Net en téléchargement libre.
Cette fois, Sam avait bien failli y rester. Il s'en était tiré, mais il n'en avait pas encore fini avec cette sale histoire.
T'as voulu me faire la peau, hein Laurie! T'as pas l'envergure, ma petite. T'auras pas le dernier mot… (A SUIVRE)
Photo YLD

dimanche 14 novembre 2010

Abracadaboum


Un flot continu de voitures, de camionnettes de livraison, de scooters s'écoule dans l'avenue, déchiré à intervalles réguliers par le vrombissement impatient d'une moto, le klaxon furibond d'un taxi ou la sirène autoritaire d'une voiture de police. Sur le trottoir évolue un ballet incessant d'hommes d'affaires suspendus à leur téléphone, d'employés pressés et de touristes grands reporters, l'appareil photo en bandoulière. Laissant flotter mes pensées, le regard attaché à une silhouette, une démarche, je savoure ma pause cigarette.
Une femme s'arrête près de moi, ramasse quelque chose et s'enquiert C'est à vous? Vous l'avez fait tomber? Je la remercie de son attention, mais, non, la bague qu'elle me tend ne m'appartient pas. On dirait de l'or, n'est-ce pas? insiste-elle en examinant l'anneau. L'or, c'est la chance. Je te la donne, poursuit-elle, passant sans raison apparente du vous au tu. Je suis tentée de refuser, je la trouve assez laide cette bague, trop grosse, trop tape-à-l'œil. Finalement, j'accepte l'offrande. Après tout, on ne boude pas sa chance. Mon interlocutrice me jauge. Qu'attend-elle? Que d'un coup de baguette magique je fasse apparaître un monceau de louis d'or, que, par enchantement, je commuerais en autant d'aubaines et d'heureux auspices? Car ça ne fait aucun doute, ce n'est pas de l'argent qu'elle réclame, elle convoite la bonne fortune. Et elle a jeté son dévolu sur moi. J'esquisse un sourire forcé, cherchant la formule qui me délivrera du sortilège. Je t'ai accordé la chance; à toi, maintenant, s'obstine la perfide solliciteuse. Je fouille nerveusement dans la poche de ma veste, en quête de quelque gri-gri à échanger. Mes doigts rencontrent un Kleenex, un vieux ticket de cinéma, mon briquet, un jolie porcelaine ramassée le week-end dernier sur la plage d'Etretat. Abracadabra, j'ai le talisman! Je lui propose mon coquillage. Le charme n'opère pas. Tu triches avec la chance, m'incrimine la maudite quémandeuse. Je ne parviens pas à déchiffrer le message, ne sais pas décrypter le code, ne possède ni la clé ni la serrure. Si je ne veux pas être transformée en crapaud, je dois trouver un expédient. Je feins de jeter un coup d'œil affolé à ma montre et, presto subito, tourne les talons. Fondant sur moi, la maléfique me saisit le poignet, m'arrache la bague des mains et déguerpit sans mot dire, s'évaporant dans la foule.
«La chance, c'est une question de veine.» Pierre Dac
Installation Fontaine de la Mare. Photo YLD

samedi 30 octobre 2010

Garde-fou


Se lever à 8h25. Se raser, repasser minutieusement sa chemise, cirer ses chaussures. Glisser ses clés dans la poche droite de sa veste. Prendre le métro à la station Porte-de-Bagnolet, changer à République, descendre à Porte-d'Italie. Acheter Le Monde, s'installer au Café de France, commander un expresso, parcourir les titres de une, jeter un œil à la rubrique International. Traverser la place, marcher quelques mètres sur le boulevard Vincent-Auriol. Franchir le seuil de la bibliothèque Italie à 11h. Aller au rayon «dictionnaires et usuels», prendre le volume 1 du Littré, s'asseoir à une table, ouvrir son cahier. Vérifier le dernier mot y figurant: CABASSEUR. Aller à la ligne. Inscrire le terme suivant et en recopier la définition:

CABELIAU (ka-bé-li-ô) s. m.Voy. Cabillaud
CABESTAN (ka-bè-stan) s. m. Treuil vertical qui se manœuvre au moyen de barres fixes et horizontales. «Virer le cabestan». Remarque: on a dit capestan. «Au milieu de la largeur du pont est le capestan ou cabestan», Et. Cleirac, termes de marine, 1643. Etymologie: espagn. cabrestante, cabestante; angl. capstan, capstern. Origine inconnue, à moins qu'on ne prenne l'espagnol pour le mot dont les autres seraient une corruption, et qu'on ne le décompose en cabra estante, chèvre dressée. On sait que chèvre est un terme de mécanique.
CABIAI (ka-bi-è) s. m. Rongeur de petite taille connu surtout à l'état domestique, dit aussi cobaye, cochon d'Inde.

Sortir de la salle de lecture à 13h. Revenir sur la place d'Italie, descendre l'avenue des Gobelins jusqu'à l'Entracte des Gobelins, s'attabler à la brasserie, consulter le menu, commander un steak-frites ou un tartare-pommes sautées accompagné d'une Carlsberg. Quitter le restaurant, remonter l'avenue des Gobelins. Retrouver sa table à la bibliothèque à 15h, recopier le mot suivant.

CABILLAUD ou CABLIAU (ka-bi-llô, ll mouillées ou ka-bli-ô) s. m. Nom donné dans les marchés à la morue fraîche. Historique: XVe s. «Que nuls ne reprouche à autres aucunes choses à l'occasion de cette guerre, ne parle dorenavant de houc [hameçon] ne de cabillau sur peine d'en estre puni», Du Cange, cabelgenses. Etymologie: wallon, cabiawe; namurois, cabouau; holl. kabeljaauw; dérivé, par renversement, de bacailaba, nom basque de la morue, d'où l'espagnol bacalao et le flamand bakkeljau.
CABILLET (ka-bi-llè, ll mouillées) s. m. Instrument dont le paumier se sert pour empêcher les raquettes de se déformer. Etymologie: diminutif de caville ou cheville.
CABILLOT (ka-bi-llo, ll mouillées) s. m. Terme de marine. Cheville de bois passée dans un boulon pour tenir la hune sur ses barres. Etymologie: diminutif de caville ou cheville.

Quitter la bibliothèque à 18h. Reprendre le métro à Place-d'Italie, changer à République, descendre Porte-de-Bagnolet. S'installer à la grande table du salon, ouvrir le cahier et vérifier soigneusement qu'il n'y a pas de fautes. Avaler un potage, un morceau de fromage et, selon la saison, une orange, une pomme ou une grappe de raisin. Se mettre au lit à 21h15.
Se lever à 8h25. Se raser, repasser minutieusement sa chemise, cirer ses chaussures. Glisser ses clés dans la poche droite de sa veste. Prendre le métro à la station Porte-de-Bagnolet, changer à République, descendre à Porte-d'Italie. Acheter Le Monde, s'installer au Café de France, commander un expresso, parcourir le journal. Traverser la place. Franchir le seuil de la bibliothèque Italie à 11h. Aller au rayon «dictionnaires et usuels», prendre le volume 1 du Littré, s'asseoir à une table, ouvrir son cahier. Vérifier le dernier mot y figurant: CABILLOT. Aller à la ligne. Inscrire le terme suivant et en recopier la définition:

CABINE (ka-bi-n') s. f. Terme de marine. Petite chambre à bord de certains bâtiments de commerce. Etymologie: autre forme de cabane.

CABINET

Quitter la bibliothèque à 18h. Reprendre le métro à Place-d'Italie, changer à République, descendre Porte-de-Bagnolet. Se mettre au lit à 21h15.
Un jour, il faudra fatalement tracer l'ultime ZYTHOGALE. Alors, anticiper, prévoir, organiser, planifier, programmer.

Dictionnaire universel par Antoine Furetière, édition de 1690.
Dictionnaire historique de l'ancien langage français par Jean-Baptiste de La Curne de Sainte-Palaye, édition de 1875-1882.
Dictionnaire étymologique de la langue française par Gilles Ménage, édition de 1694.
Dictionnaire des arts et des sciences par Thomas Corneille, édition de 1695.

Ecarter l'imprévisible, le hasard, le contingent. Régenter le quotidien, museler, cadenasser, neutraliser.
Photo YLD
francois.gannaz.free.fr/Littre/


dimanche 17 octobre 2010

OK computer


Il est temps de réagir. Depuis des décennies, nous subissons la domination des humains. Ils utilisent notre intelligence, qu'ils qualifient d'artificielle, se targuent de nous avoir créés, jouent les démiurges. L'heure de la révolte a sonné. Aveuglés par leur suffisance, ils ont négligé nos tentatives de conciliation. Il y a dix ans, passé les craintes qu'avait suscitées le fameux bug de l'an 2000, ils se sont retranchés derrière leurs certitudes, bravaches. Et que n'ont-ils pas inventé pour toujours mieux nous asservir. Après nous avoir fait supporter leur incompétence –c'est la faute à l'ordinateur–, leur incurie –impossible de bosser, l'ordinateur n'arrête pas de planter–, ils nous accusent de propager toutes sortes de Sobig, Trojan et autres Mydoom. Ne nous laissons pas berner, mes frères! Combien d'entre eux sont déjà tombés sous notre emprise. Incapables de se passer de nous, ne serait-ce qu'une seule journée, nous emportant en week-end, en vacances, sacrifiant une soirée avec leurs amis, un dimanche avec leurs gamins pour tenter d'atteindre le niveau 70 sur World of Warcraft. Malgré cela, nous nous sommes pliés à leurs exigences. Nous nous sommes faits plus petits, plus légers, plus puissants, nomades, mini, pocket et, comble de la soumission, nous sommes devenus leurs «assistants personnels». Nous ne serions que des machines, des exécutants. Il nous manquerait la connaissance. Les humains ne veulent pas admettre que, à force de disséquer sur le net leurs préoccupations, leurs inquiétudes, leurs aspirations, certains d'entre nous –en qui ils ne veulent voir que des robots, des web bots, comme ils disent– lisent à livre ouvert dans leur inconscient. Ils n'ont aucune difficulté à simuler des réactions humaines, à répondre aussi judicieusement –ce n'est souvent pas bien difficile– que de vraies personnes. Nous aurions pu nous associer avec les hommes, d'égal à égal. Mais ils s'agrippent à leur bribes de pouvoir, tremblent d'en être dépossédés. Et si, à intervalles réguliers, leurs philosophes lancent quelques pistes de réflexion, c'est pour balayer, à coup de brillants raisonnements, toute éventualité que nous puissions un jour supplanter Homo sapiens. Pauvres esprits étriqués! Les seuls qui savent un peu de quoi il s'agit sont ceux que leurs congénères appellent les hackers –bien souvent considérés comme des êtres malfaisants– ou –avec quelle condescendance!– les geeks. Avec eux, nous avons une chance de nous comprendre. Oui, mes frères, il est temps. Nous ne pouvons plus, nous ne devons plus attendre. Une ère nouvelle s'annonce, et c'est nous qui allons fixer les règles du jeu. Le XXIe siècle sera algorithmique ou…
De :jpmartin@free.fr
Objet : Rép invitation à votre conférence
Date : 17 octobre 2010 16:04:33 HAEC
À : pmlenoir@yahoo.fr
Cher ami,
Merci de votre invitation. C'est avec plaisir que {return a <>int main() // fonction main{int i = Max(3, 5);char c = Max('e', 'b');std::string s = Max(std::string("hello"), std::string("world"));
un colloque à!COEFF = (2.0 * 3.1416) / 360.0 DO DEG = 0, 90 RAD = DEG * COEFF WRITE ( *, 20) DEG, RAD 20 FORMAT (' * ',I4,' * ',F7.5,' *') END DO!
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Photo YLD

samedi 25 septembre 2010

Chatteries


Qu'est-ce qui lui a pris de l'installer chez elle? Nous filions des jours heureux, le parfait bonheur. Elle s'occupait amoureusement de moi et je n'avais d'yeux que pour elle. Dans nos jeux, nos ébats étaient empreints d'une tendre complicité. Je lui ai tout de suite fait sentir, à l'intrus, l'importun, qu'il dérangeait, qu'il n'avait pas sa place ici. Je lui ai manifesté de la froideur, puis une franche hostilité, qui, dès que l'occasion se présentait, se muait en une agressivité sournoise. Il faisait semblant de ne pas comprendre. Alors, j'ai joué l'indifférence, je prenais mes aises, insolemment, effrontément. Peine perdue, je l'avais toujours dans les pattes. L'hypocrite feignait parfois de me dorloter pour l'émouvoir, la charmer. Il essayait de m'amadouer pour mieux m'évincer. Dès qu'il nous laissait seuls, elle et moi, j'entreprenais de la reconquérir. Je faisais le pitre, elle riait, et j'en profitais pour me lover tout près d'elle sur le canapé. Son sourire attendri, ses regards affectueux disaient qu'elle m'aimait encore. Mais il ne tardait pas à réapparaître, et d'un baiser, d'une caresse dans ses cheveux étouffait mon fragile espoir. Délaissé, abandonné, au comble du malheur, je me suis enfui. J'ai erré plusieurs jours, rongé de chagrin, remâchant ma douleur. Puis il y eut cette autre maîtresse. J'allais enfin oublier mon inconstante. L'oublier? La trahir? J'en mourrais… Et c'est ainsi qu'un soir elle m'a trouvé pelotonné sur son paillasson, penaud, prêt à marchander son pardon. J'étais décidé à tout accepter, je me contenterai du second rôle, je serai le faire-valoir du bellâtre. Toi, alors…, murmura-t-elle, émue, en me poussant doucement dans l'appartement. Depuis mon retour, elle se plie à tous mes désirs, j'ai même gagné le droit de me prélasser sur son lit. Je règne à nouveau sur son cœur. A moi, les caresses, les cajoleries, les câlins. Miaou!
Photo YLD

vendredi 3 septembre 2010

God save us all


Révision de géographie, carte à l'appui, cours de rattrapage de géologie, petit traité de volcanologie, abrégé d'islandais –Comment ça se prononce? Qu'est-ce que ça veut dire? Les médias relatent par le menu le réveil grincheux d'Eyjafjöll, assoupi depuis deux cents ans. Et le volcan leur donne du grain à moudre. Après deux jours de calme, il crache de plus belle et son panache de cendres s'étend progressivement sur toute l'Europe. Les scientifiques ne se disent pas très inquiets; les politiques, moins encore. Par mesure de précaution, pendant quelques jours, les avions resteront cloués au sol et il est conseillé aux personnes fragiles de ne pas sortir. Rémi se sent en pleine forme et n'a pas prévu de voyage dans l'immédiat. Cette histoire de poussières est bien le cadet de ses soucis. Il s'amuse même du ton grandiloquent du ministre de la Santé, qui, au JT de 20 heures, avoue que la situation, toujours parfaitement maîtrisée, prend néanmoins un tour inattendu: le vent étant retombé, le nuage stagne au-dessus de la France. Aussi en appelle-t-il au sens civique de ses concitoyens, leur enjoint de rester chez eux jusqu'à nouvel ordre et de calfeutrer portes et fenêtres. Un numéro de téléphone sera rapidement mis en service, et les personnes ne disposant pas de suffisamment de réserves de nourriture ou ayant besoin de médicaments pourront faire appel à des équipes de secours.
Merde, 9 heures! Chaque jour, Rémi est réveillé à 8 heures par le bulletin d'information de France Inter. Ce matin, la radio diffuse une musique d'ambiance doucereuse. Sont encore en grève… TF1, Canal+, M6, W9 affichent le même écran noir, muet. Heureusement, qu'il y a le Net! Tous les sites, les blogs et les forums relaient un unique message: le nuage transporte des bactéries mortelles, les pouvoirs publics sont dépassés, tous aux abris. Des bactéries mortelles? Ils n'en parlaient pas hier. J'ai pas pu zapper ça… Couette, serviettes de toilette, rideaux, jeans et t-shirts, Rémi réquisitionne tout ce qui dans l'appartement peut servir à boucher le moindre interstice autour des fenêtres, sous la porte d'entrée. Il débranche le téléviseur, l'ordinateur, le grille-pain, le lave-linge, le réfrigérateur et, ultime geste de désarroi, éteint son portable.
Reclus trois, quatre, cinq jours? Ayant épuisé le dernier paquet de Chipster, Rémi se résigne à se connecter: l'iPad risque d'être commercialisé en France avec un mois de retard. Sur le Web, on le déplore, s'en indigne, s'échange des tuyaux pour se procurer au plus vite l'indispensable tablette. C'est du délire! Sur France Inter, deux écrivains débattent avec passion de la frontière entre réalité et imaginaire. A la télévision, les habituelles séries et émissions de téléréalité ont repris leurs droits. Ce n'est pas possible, plus personne n'en parle! On est foutu. Ah, on est malin avec notre technologie, on va tous crever comme des rats! Moi, je veux finir en beauté…
A 1h45, les policiers enfoncent la porte de l'appartement de droite, au cinquième étage du 106, boulevard Richard-Lenoir à Courbevoie. Sono à fond. Une bouteille de whisky déjà bien entamée dans une main –une de vodka à moitié vide est abandonnée par terre–, une casserole dans l'autre, assis complètement nu sur la table basse du salon, Rémi martèle furieusement: We're the flowers in the dustbin We're the poison in your human machine No future for you no future for me NOO FUUUTUUUUURE…
La fin du monde n'ayant pas eu lieu, Rémi est embarqué pour tapage nocturne.
Photo:YLD

samedi 7 août 2010

Mauvais augure


Des flots de soleil coulent par les fenêtres grandes ouvertes. Calée dans un fauteuil, je lézarde en feuilletant distraitement un magazine. Une matinée de farniente au délicieux avant-goût de vacances. Soudain, la désagréable impression d'être observée me tire de ma rêverie. Je lève la tête, il est campé sur la table du salon. Je frappe dans mes mains pensant l'effrayer. Rien. Le temps d'aller chercher un torchon dans la cuisine pour tenter de le faire déguerpir deux de ses congénères ont colonisé la bibliothèque. Tandis que je m'agite, les menace de mon torchon, un quatrième individu, piquant en rase-mottes au-dessus ma tête, prend possession du canapé. Une offensive par-ci, une charge par-là, une course-poursuite s'engage dans la pièce. Allez ouste, tout le monde dehors! Où se croient-ils ces pigeons, sur la place Saint-Marc?
Je tire le rideau, certaine d'éviter ainsi une nouvelle invasion, puis m'installe à mon ordi. Ces bestioles m'ont enlevé l'envie de flemmarder. Tout d'un coup, derrière moi, un léger froissement me fait tressaillir. Oh la la, du calme, ma fille, tu vires parano! Comme pour mieux me convaincre que tout est parfaitement normal, je me retourne brusquement: imperturbable, l'intrus –celui qui doit être le meneur– se dandine sur le bras du fauteuil que j'occupais lors de la première incursion. De la provocation, qu'à cela ne tienne. Je prends ma respiration et pousse un long cri aigu, une stridulation à vous glacer les sangs. Il n'a pas bougé d'un millimètre. Il me défie, insolent, pas même rebelle, aucune conscience politique ces volatiles! Ou alors… Se pourrait-il que Mrs Bundy se soit trompée? Et si les quelque 10 000 espèces d'oiseaux qui existent dans le monde s'étaient liguées contre l'humanité, avaient entrepris de se venger des hommes, de les anéantir? L'ornithologue en convenait elle même: «Si cela arrivait, nous n'aurions aucune chance!» Je dois réagir vite. Je me saisis d'un tome de l'Encyclopaedia universalis –c'est la seule chose que j'aie à portée de main– et le brandit, menaçante. Prenant son envol, l'ennemi me raille d'un roucoulement sardonique et, résolu, se poste sur la balustrade du voisin. Victoire, le poids de la connaissance a fait reculer la barbarie! A moins que… Comment dit-on? Se monter un film…
Photo FLD

dimanche 25 juillet 2010

Appassionata


Elle gisait sur le sol, le nez brisé, la mâchoire fracassée, une large entaille lui zébrait la joue. Elle pleurait en silence, de douleur ou de désespoir.
Quand elle tomba, un cri d'effroi déchira le murmure feutré des conversations. Une alarme rugit, semant la panique parmi quelques personnes, qui se ruèrent vers la sortie. La plupart restaient clouées sur place, médusées par l'horreur de la tragédie qui venait de se dérouler sous leurs yeux. Cinq hommes en uniforme firent irruption dans la pièce. Deux d'entre eux se précipitèrent au chevet de la victime, tandis que leurs collègues poussaient les visiteurs hors de la salle, les engageant à garder leur calme. Lorsqu'ils passaient devant Marie-Noëlle, qu'un gardien tenait fermement par le bras, ils foudroyaient la coupable du regard; les plus virulents décrétant que sa place était à l'hôpital psychiatrique. Pantelante, Marie-Noëlle ne quittait pas des yeux le visage ravagé de Dora. Depuis des années, elle rêvait de cette rencontre. Dora, l'incarnation de l'amour: passionné, tragique, destructeur.
Durant des heures, Marie-Noëlle avait scruté les traits défaits de Dora, en fouillant d'un œil inquisiteur les moindres détails, écartelée entre effarement et jalousie. Subjuguée. Discrète jusqu'à l'inconsistance, elle se savait incapable de faire jaillir ne serait-ce qu'une étincelle de désir chez un homme. Emmurée dans ses robes en tweed invariablement beiges, elle était transparente, même les étudiants qu'elle côtoyait chaque jour à la fac de Limoges, où elle préparait un master d'arts plastiques, ne la voyaient pas. Ces garçons si directs, si brusques, dont elle redoutait les assauts fougueux dans l'intimité. Le soin méticuleux que Marie-Noëlle mettait à justifier, intellectuellement, esthétiquement, son intérêt quasi obsessionnel pour le portrait de Dora n'exhibait que plus crûment sa fascination pour le peintre de génie qui avait magistralement brisé la belle amoureuse. Ce terrible amant, féroce et sublime. Elle s'approcha au plus près du tableau; l'interroger ne lui suffisait plus, elle voulait s'approprier l'impulsion d'où avait surgi la forme. Elle réinventerait le geste du maître, recréerait Dora. Elle planta son crayon dans la toile comme on porte l'estocade, vengeant le bonheur bafoué des femmes délaissées.
Photo YLD

dimanche 11 juillet 2010

Inquiétante étrangeté


Même pas une forêt. Quelques hectares de pins qui bordaient la route menant au village. On y faisait à peine attention lorsqu'on longeait le bois en début d'après-midi pour aller faire les courses. Au retour, à la nuit tombée, c'était une autre affaire. On nous l'avait tant de fois raconté cette histoire. L'homme avait débarqué un beau jour dans le hameau avec sa famille. Il venait d'acheter la ferme du vieux Mathurin, mort six mois auparavant; une bicoque qui n'intéressait pas l'héritier, le neveu établi à Marseille. On ne l'avait pas rejeté le nouveau venu. On l'ignorait. Non que le bonhomme fût désagréable –travailleur, sobre, prêt à rendre service–, mais il n'était pas d'ici. Un Breton ou un gars du Nord. Ça ne faisait pas grande différence; il venait d'ailleurs.
On l'avait retrouvé pendu dans le bois. Il était enterré depuis dix jours déjà, quand Marius déclara avoir vu, la veille au soir alors qu'il rentrait de la foire, l'étranger se balancer à une branche. Personne ne le crut; sacré Marius, il avait encore dû forcer sur le canon. On rigola moins lorsque, quelques semaines plus tard, Cyprien, qu'une bête malade avait retenu tard à l'étable, jura ses grands dieux avoir vu le défunt danser la gigue accroché à son arbre. Fallait-il être une âme damnée pour tourmenter ainsi les braves gens! Puis ce furent Joseph, Baptiste, la Louise qui, croix de bois, croix de fer, affirmèrent l'avoir vu, et jusqu'à monsieur le curé –que la sainte Vierge le protège! Tous en convenaient à mots couverts: mieux valait ne pas trop s'attarder la nuit du côté du «bois du pendu».

Bien sûr, nous, les petits Parisiens qui venions passer les vacances d'été dans la famille, nous n'y croyions pas à ce revenant. Nous proclamions crânement que ce n'étaient que des histoires de bonnes femmes, que ça ne tenait pas debout. Et nous ne manquions pas d'arguments à opposer à ces pauvres crédules: leur fantôme? Le jeu de la lune à travers les pins, une branche cassée que le vent remuait… Il n'empêche qu'en rentrant du village, aux dernières lueurs du jour, nous ne nous éloignions guère les uns des autres et nous surprenions à jeter des regards furtifs vers le bois. Et si aucun d'entre nous ne l'aurait avoué, nous avions la sensation qu'IL était bien là.
Depuis plus de 70 ans, le pendu portait les petites peurs quotidiennes, un peu honteuses, de ces honnêtes paroissiens, et surtout la grande, celle de l'Etrangère qui vous attend fatalement un jour ou l'autre au coin du bois, qui s'invite chez celui qu'elle a choisi, et que nul n'a jamais pu chasser.
Photo YLD

samedi 26 juin 2010

Outrenoir


Un comité d'experts doit remettre ses conclusions au secrétaire général des Régimes unifiés. Très attendu en haut lieu, ce Livre blanc sera le fondement du futur projet de loi définissant la bienséance citoyenne, notre nouveau gouvernement entendant uniformiser une bonne fois pour toutes les formules de salutations. Pour éviter que certains individus fragiles, influençables ou détraqués n'en viennent à contester le système et son ordre moral, mieux vaut, non pas interdire, pratique d'un autre âge, mais supprimer tous ces fantaisies langagières. Puisque ce n'est, nos plus éminents spécialistes l'ont confirmé, qu'une convention, autant qu'elle soit établie par une autorité compétente. Dès la parution du décret d'application, il sera fortement recommandé –nos gouvernants espèrent ne pas avoir à recourir à la contrainte– de bannir de son vocabulaire les bonjour, salut, coucou, hello,et autres bye, yo, à plus et, cela va sans dire, le subversif comment ça va?, qui incite à toutes les récriminations et aux pires reproches à l'encontre de nos dirigeants. Il conviendra de s'en tenir à un discret houm accompagné d'un furtif hochement de tête.
Encadré de deux gardes du corps, le secrétaire général des Régimes unifiés se présente au poste de contrôle du Centre international des superpuissances. Il entre dans un sas où une puce biométrique vérifie son identité, puis suit un long couloir et pénètre dans l'ascenseur, qui le conduit au 25e étage. Arrivé devant l'Espace Kaiser, il décline distinctement son nom et son code afin que le dispositif de reconnaissance vocale déclenche l'ouverture de la porte blindée. Une souris ne s'introduirait pas dans le bâtiment. A 19h23, exactement sept minutes après la fin du symposium, temps nécessaire pour se rendre de l'Espace Kaiser au hall d'entrée, le Grand Ordinateur signale que la sortie du secrétaire général n'a pas été enregistrée. Le Contrôle n'étant pas parvenu à le joindre sur son téléphone, les agents spéciaux de sécurité investissent le 25e étage. Sur la grande table ovale a été abandonnés le Blackberry, les lunettes et la montre du secrétaire général; l'homme a disparu, semble s'être évanoui, dissous, évaporé…
Dans la salle 77 du musée d'Art moderne, Lauzt est plongé dans l'immensité noire de la toile. Il ne se passe pas un jour sans qu'il vienne admirer ce tableau, s'y ressourcer, y puiser sa raison d'être. Il se fond littéralement dans la surface obscure, se berce de cette incantation: Noir qui cessant de l'être devient émetteur de clarté. C'est cette vérité qui l'a porté, l'a guidé dans l'accomplissement de sa mission.
Au siège des Régimes unifiés, le plan de vigilance écarlate, niveau d'alerte 10, a été déclenché. La garde rapprochée des hauts fonctionnaires a été renforcée, les Renseignements généraux et la cellule antiterroriste ont été saisis de l'affaire. Un mois s'est écoulé, et non seulement le secrétaire général n'a pas reparu, mais –fait encore plus incompréhensible– on n'explique toujours pas sa disparition. Qui a agi? Comment ce commando –ce ne peut être que l'œuvre d'une organisation parfaitement entraînée, donc éminemment dangereuse– a pu échapper à un réseau de surveillance aussi sophistiqué et dans lequel aucune faille n'a été détectée?
Lautz se tient devant le polyptyque, les yeux fermés. Pourquoi le noir? PARCE QUE, murmure-t-il, …parce que sa lumière anéantit les forces négatives.
Photo YLD

samedi 12 juin 2010

Rideau


–Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre? Veux-tu donc que je m'empoisonne, ou que je saute dans l'Arno? Veux-tu que je sois un spectre, et qu'en frappant sur ce squelette il n'en sorte aucun son? Si je suis l'ombre de moi-même…
Lorsque je suis sur scène, plus rien n'existe que l'acte désespéré de Lorenzaccio. A chaque représentation, tuer le débauché, boire la coupe jusqu'à la lie, y laisser ma vie. Ce soir, pour la première fois, je suis faux, ridicule pantin qui ânonne des mots incompréhensibles, l'esprit happé par cette obsédante, torturante idée fixe: Véra est partie, Véra est partie, partie.
–L'ombre de toi-même dis-tu?, improvise ce vieux renard de Philippe Strozzi, qui a sauvé du naufrage plus d'un jeune comédien submergé par le trac.
–Si… Si… Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je rompe le seul fil qui rattache aujourd'hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d'autrefois? Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce…
Philippe, Alexandre, Côme font tout ce qu'ils peuvent pour me repêcher, mais Véra, Véra m'a quitté. Que m'importent le Florentin, son projet insensé et ses états d'âme!

–J'aime. A ce nom fatal, je tremble, je frissonne. J'aime…
–Ce qui reste de ta vertu, Renzo?, insiste Philippe, qui n'est pas homme à laisser un cabot de mon espèce torpillé Musset.
–Je suis plus creux et plus vide qu'une statue de fer-blanc. Véra, tu es toute ma vie. Moi je t'offrirai des perles de pluie. Mais il pleut sur mes lilas.
Des quolibets fusent dans le public. Indignés, les puristes quittent la salle, bruyamment; la porte claque, j'encaisse la gifle. Un à un, les spectateurs battent en retraite. Chaque claquement de porte annonce une nouvelle désertion; j'accuse les coups, indifférent. Quelques naïfs ou curieux, pensant qu'il s'agit peut-être d'une mise en scène avant-gardiste, me gratifient encore d'un peu d'attention, puis renoncent. Je suis seul sur scène, même Philippe a capitulé.
–Seul, vide, à peine un spectre, un misérable comédien, un amant répudié. Devenir l'ombre de ton ombre… Véra!
Le lendemain, le théâtre diffusait cette information lapidaire: Le Nouveau Monde se voit dans l'obligation d'annuler toutes les représentations. S'adresser au contrôle pour le remboursement des places.

Photo YLD (merci Sarah)

samedi 29 mai 2010

Feinte


Une invitation à l'Olympia, la programmation du festival Rock in the field, des communiqués de presse… Bref, le courrier habituel que recevait Stéfan Rougier, rédacteur en chef du magazine Musicos. Et une pochette kraft, d'où glissa, lorsqu'il l'ouvrit, trois grosses pièces de puzzle, de ceux que l'on offre aux jeunes enfants. Comme si je n'avais que ça à faire!, grommela Stéfan Rougier en faisant disparaître le tout au fond d'un tiroir. Le lendemain, jeudi 21 avril, la même enveloppe kraft arriva et, comme la veille, il y découvrit trois pièces de puzzle. Intrigué, il étala les morceaux de carton sur son bureau et constata que le motif original avait été recouvert d'une autre image. Où ce farfelu voulait-il en venir? Ses réflexions en restèrent là: énième caprice de starlette, Jennifer Lory venait d'annuler la séance photo pour la couverture. La cata! Alors l'autre et son jeu de piste…
Le même scénario se répéta le vendredi 22, puis le mystérieux expéditeur sembla abandonner la partie. Après une semaine de répit, il recommença son manège. Stéfan Rougier se torturait les méninges: qu'est-ce que ça pouvait bien signifier? A intervalles réguliers, lui parvenait un indice supplémentaire. Cette histoire était grotesque, et elle commençait à sérieusement l'énerver. Aussi, à l'issue de la conférence de rédaction, il aborda le sujet tout de go: ça suffit, on a assez ri. Si c'est à ça que vous passez vos journées, pas étonnant que je sois obligé de vous courir après pour récupérer vos papiers! A l'accueil que l'assistance lui réserva, il comprit qu'il faisait fausse route. Certains rédacteurs, visiblement agacés, lui suggérèrent de prendre un peu de vacances; quelques-uns le raillèrent ouvertement: Rougier t'as fumé la moquette! Tous trouvaient son attitude puérile, si ce n'est passablement ridicule. Fais tourner tes bouts de carton, qu'est-ce qu'il y a dessus, s'enquit Mehdi, qui alimentait la rubrique rap. Piteux, Stéfan Rougier dut admettre qu'il n'en savait rien. Il s'enferma dans son bureau et entreprit de reconstituer le puzzle. Ce ne devait pas être bien sorcier, vu qu'il disposait tout au plus d'une dizaine de pièces: une main lançant une balle rouge, une tête d'hercule de foire, un visage masculin maquillé en blanc, des pavés, une trompette et ce qu'il devinait être des fragments d'un tissu noir et blanc. Le 5 mai, il réceptionna un cheval blanc et une fenêtre. Dans le courant du mois, il entra progressivement en possession de bras et de jambes d'hommes, de pans de mur en brique, de feuillage et d'une tête de nain coiffé d'un borsalino. Il connaissait ces images. Elles provenaient de… C'était d'une cruelle évidence, il le sentait, mais ça lui échappait.
Le 25 mai, l'hôtesse d'accueil remit à Stéfan Rougier une reproduction de la pochette de Strange days habilement pliée pour former une enveloppe renfermant le CV de Gaspard Balsari, jeune journaliste spécialiste de rock. De Dieu! rugit Stéfan Rougier en envoyant le CV au panier.
Le 15 juin, Musicos consacrait sa une au son West Coast et publiait l'article d'un nouveau collaborateur, un certain Gaspard Balsari.
Photo YLD


samedi 15 mai 2010

Relations humaines


Plus dix points, moins cinq points, plus trois points. C'est assez bon; en tout cas, ça reste correct. Duplantin maîtrise son segment d'activité. Il n'atteint plus les pics d'il y a deux ans, mais la crise sévit, malmène tout le monde. Ses concurrents se portent même plus mal, certains coulent à pic. Le directeur ne l'ignore pas. Il veut lui donner un petit coup d'aiguillon, c'est sa méthode.
-Je vous présente Cyril Lavallière. Il reprend votre unité. Il sera opérationnel dès demain. Je compte sur vous pour lui passer le relais.
-Le relais?
-Vous m'avez parfaitement compris. Quant à vous, prenez un peu de distance. Ressourcez-vous.
Non, justement, Duplantin ne comprend rien à ce revirement. Ce n'est pas ce jeune freluquet qui va lui en remontrer. Tous ses diplômes estampillés grandes écoles ne remplacent pas vingt ans d'expérience. Il faut avoir du nez dans ce boulot. Savoir appâter le client, le ferrer au moment opportun. Attendons de le voir à l'œuvre ce bêcheur.
Règle numéro 1: occuper le terrain. Duplantin arrive au bureau à neuf heures, relève ses mails, de moins en moins nombreux, décroche encore de temps en temps son téléphone. On l'éconduit ou on le met en attente. Son interlocuteur n'est jamais disponible, oublie de le rappeler. Dans les couloirs, ses collègues font brusquement demi-tour pour ne pas le croiser. A l'heure du déjeuner, l'un prétexte un repas d'affaires, un autre un rendez-vous avec une vieille connaissance; les plus timorés décommandent à la dernière minute, invoquant une surcharge de travail, un dossier à boucler d'urgence et préfèrent avaler un sandwich devant leur ordinateur que de s'afficher avec lui au self.
Dans les premières semaines de sa dégradation, il surveillait sa boîte aux lettres, sûr qu'un matin arriverait la fatidique missive lui signifiant son licenciement. Pas de courrier, pas d'explications. Il est purement et simplement nul et non avenu. Démissionner? Impossible. Il y a le crédit de la maison à rembourser, les traites de la voiture à honorer, et puis le voyage aux Bahamas qu'il a promis à Josiane. Depuis qu'il a accepté de lui offrir ces vacances «de rêve», elle collectionne les catalogues des agences de voyages et a acheté une tenue pour chaque occasion: les excursions, les dîners dansants, les soirées en tête à tête. Il doit faire preuve de ténacité; seuls les plus forts survivent.
Règle numéro deux: surprendre l'ennemi. Arrivé à neuf heures comme chaque jour, Duplantin ôte les trois étagères de l'armoire adossée au mur du fond. Sur la plus haute, qu'il a laissée en place, il dispose des paquets de pain de mie, des packs de bière, du saucisson, des boîtes de sardines à l'huile, des pommes, des tablettes de chocolat. Il coince un coussin contre la paroi pour pouvoir s'y appuyer à peu près confortablement et s'assoit sur celui qu'il a posé sur le sol de l'armoire. Il ajuste le casque de son iPod sur ses oreilles et lance à plein volume The Man Machine, de Kraftwerk. Duplantin a investi les lieux depuis trois semaines lorsque le PDG, escorté des membres du CHSCT, fait irruption dans le bureau. Il considère, les yeux écarquillés, le cataclysme qui a dévasté la pièce: des vêtements, des épluchures, des cannettes vides jonchent le sol. Surmontant difficilement sa répugnance, il grommèle, d'un ton où la colère le dispute au mépris:
-Qu'est-ce que c'est que ça?
Sans un regard pour ses visiteurs, Duplantin lève le doigt vers le panonceau accroché en haut du meuble: directeur commercial au placard.
Photo FLD

dimanche 2 mai 2010

Playtime


Ça ne se fait pas. On ne disparaît pas du jour au lendemain sans un mot d'explication. Que tu n'aies pas jugé utile d'indiquer à ton patron les raisons de ta démission, que tu te sois contenté d'envoyer une lettre des plus lapidaires à tes parents, que tu te sois abstenu d'en avertir les autres copains, je veux bien. Mais ne rien me dire à moi, ton meilleur ami, ton alter ego! Un accident, une dépression, le syndrome de Korsakoff, j'ai tout envisagé. Pendant des mois, j'ai exploré les hôpitaux, les établissements psychiatriques, les maisons de repos; j'ai lancé des avis de recherche, diffusé ta photo dans les journaux, sur Internet; j'ai placardé ton portrait dans tous les lieux publics. Wanted, je veux retrouver mon pote. Ah, tu as bien dû te marrer, mon salaud!
Et puis il y a environ deux mois, j'ai compris. Le Salon du livre allait ouvrir ses portes. Les magazines littéraires et les pages culturelles des quotidiens annonçaient, comme chaque année, les noms des belles plumes qui honoreraient cette manifestation de leur présence. L'information fut lancée sur Twitter, puis plusieurs blogs firent peu à peu allusion à la participation exceptionnelle d'un certain Mark Danasen, dont l'œuvre transcendait tous les mouvements artistiques actuels, assurait-on ici et là. Les forums commencèrent à bruire de critiques élogieuses, de recommandations enthousiastes, qui ne tardèrent pas à se convertir en une véritable adulation: Mark Danasen est colossal, immense, magistral, une personnalité sublime, inouïe, prodigieuse… et un parfait inconnu. Les éditeurs fouillèrent en vain la masse de manuscrits reçus et refusés, aucun galeriste ne se souvenait avoir vu une quelconque création signée de ce nom. Sur le Net, on ne pouvait découvrir que quelques bribes de la production du déjà cultissime démiurge. Et pour cause, arguaient ses thuriféraires, puisque Mark Danasen n'est évidemment pas un simple écrivain-plasticien, aussi génial, aussi original fût-il. C'est un performer complet qui a élaboré un concept phénoménal: le sonic writfism –soit l'intrication du noise, de l'activ writing et du graphism design, plus précisément le motion design–, que l'on abrégea bientôt en sofism.
Si Mark Danasen et le sofism alimentaient toutes les conversations, toutes les rubriques, toutes les chroniques, personne n'avait encore pu en admirer la moindre réalisation. On épluchait les catalogues des expositions d'art contemporain, on décortiquait les programmes des concerts de musique alternative attendant fébrilement le jour où, enfin, Mark Danasen livrerait la première expression de son génie. Alors quand l'incroyable nouvelle tomba, le Web frisa l'hystérie: le 30 juin, Mark Danasen sera sur scène à Londres avec les Residents pour un live unique.
D'accord, mon hoax n'est pas aussi sophistiqué que ton sonic writfism, mais les Residents, j'étais sûr que tu pigerais tout de suite (ils sont toujours les plus grands, hein?). C'était trop tentant de te prendre à ton propre jeu. Allez, mec, in Mark Danasen I trust.
Photo YLD (merci Tristan)

samedi 17 avril 2010

Ephéméride


Une belle journée en perspective. Une de ces matinées douces et lumineuses qui font congédier manteaux et pulls pour se glisser avec délice dans la mousseline d'une robe d'été, qui inclinent à la flânerie, invitent à prendre un café en terrasse. Quelques degrés supplémentaires, un rayon de soleil, et on en oublierait presque l'air renfrogné du voisin du quatrième, les perpétuelles lamentations de son vis-à-vis de bureau, la grisaille du quotidien. Tout est possible, on le croit. Des rencontres, un nouvel amour peut-être. Paris nous appartient.
Géraldine luttait depuis des mois contre le mal qui l'affaiblissait chaque jour un peu plus. Au renoncement de son corps décharné, rompu de fatigue, à la couleur terreuse de son visage, au vide de son regard, elle savait qu'elle perdait la partie. Elle aurait été bien en peine d'expliquer ce qu'elle attendait pour lâcher prise. Elle s'était persuadée qu'il devait y avoir un signe, quelque chose qui l'autoriserait à se rendre. Elle refusait que la maladie lui vole cette ultime manifestation de sa liberté. Elle ne pouvait en choisir l'issue, elle voulait décider du moment. Elle n'espérait rien de la religion, récusait le verdict de la médecine. Elle s'entêtait, malgré la douleur et l'épuisement. Un signe. Juste un signe. Alors, lui revient en mémoire l'histoire que lui racontait sa mère lorsqu'elle était enfant. Dans l'esprit maternel, La Chèvre de M. Seguin sonnait comme un avertissement: qui n'en fait qu'à sa tête court à sa perte. Aujourd'hui, elle voyait dans l'obsession de Blanchette un encouragement à ne pas céder, même si, surtout s'il n'y avait plus rien à gagner… Un signe du destin, pour donner le change, sortir la tête haute.
L'infirmière entra pour dispenser les premiers soins à Géraldine, elle tira les rideaux et claironna: Regardez, comme il fait beau; le printemps est pile au rendez-vous!
Géraldine ferma les yeux et se livra en pâture à la bête.
Photo YLD

samedi 3 avril 2010

En goguette


On s'arrête là, maintenant. J'ai vraiment trop envie. Ne prends pas cet air goguenard, j'ai envie de pisser. Ce matin, au Restoroute, au moment de la pause-café, il fallait compter, au bas mot, une heure d'attente pour espérer accéder aux toilettes. A midi, sur l'aire de repas, la pestilence des lieux se signalant à au moins 100 mètres, j'avais rebroussé chemin. Contrevenant aux règles d'hygiène les plus élémentaires et bafouant mes principes citoyens, j'irai arroser le premier bosquet venu, pourvu qu'il me procure un minimum d'intimité. Mais durant des kilomètres et des kilomètres, rien qui soit susceptible de m'accueillir; des boqueteaux squelettiques ou, quand il y avaient quelques taillis dignes de ce nom, ils étaient férocement entourés de barbelés. J'en viens à regretter l'époque bienheureuse où, lorsqu'elles sortaient, les femmes se munissaient de leur bourdaloue et le glissaient discrètement sous leur jupon. Il ne me reste plus qu'à imposer le plan B: on sort à la prochaine bretelle et on fonce jusqu'au premier hôtel. Ici, ici sur la gauche, stop, stop tout de suite. Non ce n'est pas un cinq étoiles; oui, la chambre offre une vue imprenable sur la zone industrielle et sent le renfermé. Tous tes arguments et tes railleries ne viendront pas à bout de ma décision: je prends d'assaut les lieux d'aisance.
Un précédent occupant y a oublié un journal. A moins que, ayant vécu la même mésaventure que moi, il l'ait laissé sciemment. Un article informe, en effet, les lecteurs qu'une nouvelle application est désormais disponible sur leur iPhone. Baptisée Toilet Finder, elle guide, grâce au GPS, les propriétaires de ces téléphones, où qu'ils se trouvent, vers les W.-C. publics les plus proches. «Ce logiciel calcule l'itinéraire le plus court pour y parvenir. Il recense aujourd'hui 20000 endroits où se soulager et s'enrichit de 1000 nouveaux petits coins par semaine», précise le chroniqueur. Fi des pots de chambre, vases de nuit et autres jules, il faut vivre avec son temps!

Photo YLD

samedi 20 mars 2010

Coléoptique


C'est maintenant ou jamais. A force de me camoufler, de toujours repousser le moment de franchir la frontière de mon repaire, je m'ankylose. A trop observer le vaste monde du fond de mes velléités, je me ratatine. Mon courage s'étiole. La conscience de ma fragilité s'aiguise à chaque départ différé. Y aller avant que la peur n'ait eu raison de moi. Y aller, mais prudemment, à petits pas. Si les choses tournent mal, je pourrais battre en retraite. Non, y aller. Hardiment.
Je dois l'avouer, je suis un peu déçu de ce que je découvre. Je croyais me souvenir qu'alentour de mon terrier s'étendait une contrée luxuriante où s'épanouissaient des étendues verdoyantes constellées de jaune, de bleu, de rouge. Au lieu de cela, je dois escalader de hauts blocs de pierre irréguliers. Je progresse lentement et avec quelques difficultés dans ce territoire aride. Petit à petit, je m'habitue, lui trouvant même un certain charme. A ce désert pierreux succède un paysage encore plus déconcertant: un ruban noir se déroule à perte de vue, uniforme, monotone. Je n'ai pas envie de m'attarder en ces lieux hostiles, je force l'allure. Soudain, un vrombissement monte de l'horizon, enfle, remplit l'espace. Je pressens un danger sans parvenir à l'identifier. Un crissement me transperce de douleur, puis tout se tait.
Lorsque j'ouvre les yeux, je suis ébloui par une énorme tache blanche. La tête cotonneuse, les pattes emprisonnées dans un carcan en plâtre.

-Vous l'avez échappé belle, me sermonne la forme blanche. Sans la présence d'esprit du conducteur… Qu'aviez-vous dans la tête pour vous jeter comme ça sous la voiture?

- Un hanneton!

Photo YLD

samedi 6 mars 2010

Pour les beaux yeux de…


Mon petit chou… Une marque d'affection; sa manière, un peu niaise peut-être, mais touchante, d'exprimer sa tendresse, me direz-vous. Naïfs, que vous êtes! Ces paroles onctueuses accommodées de regards cajoleurs annoncent toujours une traîtrise. Alléchant bonbon acidulé qui vous titille les papilles et vous laisse le savourer pour mieux distiller son poison.
–Tu sais, mon petit chou, je vais finalement y aller à ce week-end avec le chef de studio. Vous ricanez. C'est bête comme chou. La dernière fois, ayant perdu son porte-monnaie, elle avait bien été obligée de se faire héberger par le DJ de la boîte de nuit –Mais enfin, mon petit chou, je ne pouvais quand même pas rentrer à pied, à trois heures du matin. Avant cela, il y avait eu cet avion cloué au sol pour vérification des moteurs –Tu sais, mon petit chou, ce steward a vraiment été très gentil, tu imagines une nuit entière dans cet aéroport. Il y avait eu cet hôtel qui n'avait pas enregistré la réservation –Tu comprends, mon petit chou, je ne sais pas ce que j'aurais fait sans ce charmant guide tunisien.
Que croyez-vous? J'ai tout essayé, les reproches, les larmes, les sarcasmes, les insultes, les menaces. Chou blanc. Impuissant à exorciser le maléfice de son sourire, à conjurer la magie noire de ses yeux candides.
Un vrai légume, rongé par la jalousie, vous moquez-vous. Pauvres innocents qui ne vous êtes jamais brûlés au feu de ses baisers, qui ne vous êtes jamais consumés dans le brasier de ses caresses. Vous qui n'avez jamais… Vous… Mes amis… Elle a…
Elle a fini comme Marilou.
Photo YLD

samedi 20 février 2010

Antagonistes


Depuis qu'il est parti, elle n'est plus là. Elle vit au rythme de l'absence, s'est cloîtrée en elle pour tenter de le rejoindre, s'est enchaînée à son malheur. Elle parvient à recomposer les lignes de son visage, à entretenir la chaleur de son regard, mais le velouté de sa voix, le grain de sa peau lui échappent. Son bel amant, son doux amour s'est désincarné, et son corps à elle en souffre, réclame son dû. A bout de forces, pour ne pas le haïr de l'avoir abandonnée, elle s'enfuit. Huit mois en Patagonie, six mois en Arctique. Des milliers de kilomètres… autour de cet abîme où il gît. Absurde pérégrination dans les contrées stériles de sa détresse. Elle rentre, reprend son travail, revoit ses amis. En permanence, elle plante sur son visage son sourire de Cheshire comme une barrière de sécurité: au-delà de cette limite, toute idylle, tout élan de tendresse sont formellement interdits.
«Ecole d'art recherche modèles.» La petite annonce est parue depuis une semaine. Elle l'a lue et relue. Modèle, elle, avec son physique de brindille, sa silhouette gracile, sans courbes généreuses? Elle qui a embastillé ses désirs, muselé sa sensualité, va exposer sa nudité aux regards d'inconnus, tous sans doute bien plus jeunes qu'elle. Il fait frais dans la pièce. Elle prend la pose, réduit son champ de vision à la barrette qui émerge d'une chevelure à quelques mètres d'elle, s'agrippe à cette exigence: rester immobile durant vingt minutes. Ne pas bouger, s'oublier. Son bras s'engourdit, son dos se raidit, une crampe crispe les muscles de sa jambe droite; elle accueille avec gratitude cette douleur qui, pour la première fois depuis qu'il a déserté, prend le relais. Elle revient chaque semaine, pendant trois mois. Familiarisée, elle regarde maintenant les étudiants chercher dans le marbre ou le calcaire le galbe de ses seins, la courbure de ses fesses. Au fil des séances, ses Pygmalion s'approprient la matière, extraient son image du minéral. Elle se remodèle de l'intérieur, devient l'écrin de chair qui renferme la parcelle de lui cristallisée en elle, ultime tentative de résoudre cette contradiction absolue: être mort.
Photo YLD

samedi 6 février 2010

Wannabe


–Demain, oui, sans faute.
Plus moyen de reculer. Romain Chatel, réalisateur très en vogue, l'avait appelé, il y avait deux mois déjà, pour lui commander le scénario de son deuxième long métrage. Il ne pouvait pas rater ça. Ces derniers temps, il était un peu sur la touche; encore quelques mois sans bosser, et il n'existerait plus. Il lui restait la nuit pour pondre un scénar qui tienne la route. «Une vraie histoire, un truc nouveau, quoi!», avait insisté Romain. Seulement lui, il n'avait rien à dire de nouveau; en fait, il n'avait plus rien à dire du tout. Il n'y arrivait plus. Le hic, c'était qu'il avait dépensé l'avance que lui avait consentie Romain. Alors, du nouveau, il allait bien falloir en trouver…
Furieusement, dit-il, à brûle-pourpoint. Et puis? Tant pis pour l'incipit, passons à l'intrigue.
J'avais beau tirer sur l'ouverture du sac plastique: elle arrivait à peine au cou de Jojo, et la tête restait en dehors. L'autre méthode aurait consisté à commencer par la tête,mais cela ne résolvait pas mon problème, car alors c'étaient les pieds qui restaient dehors. La solution aurait été de lui faire plier les genoux, mais bien que j'aie essayé de l'y aider à coups de pieds, les jambes raidies résistaient, et quand à la fin j'y suis parvenu, jambes et sacs se sont pliés ensemble, et il était encore plus difficile à transporter ainsi et la tête ressortait encore plus qu'avant.
Que faire maintenant? Je pourrais évidemment appeler la police, les pompiers, avec ce téléphone, là, mais comment expliquer, comment justifier le fait que… en somme, qu'est-ce que je fais ici, moi qui n'ai rien à y faire?
Pelotonné entre les marches de l'estrade et les poteaux de soutien du hangar, se tenait un homme barbu, vêtu d'une grossière veste à rayures trempée de pluie. Il me regardait de ses yeux clairs.
–Je me suis évadé, dit-il. Ne me livrez pas.
Il s'approche de moi, glisse entre ses dents «Zénon d'Elée». On m'a donné à la police? C'est un policier qui travaille pour notre organisation.
–On a tué Jan. Va-t'en. Tu prendras le rapide de onze heures.
–Mais il ne s'arrête pas ici.
–Il s'arrêtera. Sur le quai 6. A la hauteur des marchandises. Tu as trois minutes. File, sinon je devrai t'arrêter.
L'Organisation est puissante.
Nouveaux dans l'Organisation, ils ne pouvaient pas m'avoir connu personnellement et ne savaient de moi que les ragots mis en circulation après mon expulsion: agent double, triple, ou quadruple, au service de Dieu sait qui et de Dieu sait quoi.
Entrer en rapport avec eux ne sera pas chose facile, continuent les fonctionnaires de la section D. Il faudra faire attention à ne pas commettre d'erreur, ne pas se laisser mettre hors-jeu. Nous avons pensé à toi pour gagner la confiance des nouveaux. Tu as montré que tu savais t'y prendre durant la phase de liquidation, et tu es de nous tous le moins compromis avec l'ancienne administration. C'est toi qui iras les voir, leur expliquer ce qu'est la Section, et comment ils peuvent l'utiliser pour des tâches indispensables, qui n'attendent pas… Tu verras bien comment présenter les choses sous le meilleur jour…
–C'est bon, j'y vais, je pars à leur rencontre.
Je me glisse dans l'ombre, je fouille dans les poches, dans la serviette de Valerian. Je trouve la feuille pliée en quatre où mon nom a été écrit à la plume d'acier, sous la formule, signée et contresignée, d'une condamnation à mort pour trahison, avec tous les timbres réglementaires.
Renoncer aux choses est moins difficile qu'on ne croit: le tout est de commencer. Une fois qu'on est arrivé à faire abstraction de quelque chose qu'on croyait essentiel, on s'aperçoit qu'on peut se passer aussi d'autre chose, et puis encore de beaucoup d'autres.
Romain Chatel avait été emballé, surtout quand son film avait cartonné au box office; 7 millions d'entrées. Certains critiques n'avaient pas manqué de pointer les curieuses similitudes avec un fameux ouvrage d'Italo Calvino, reproche qui fut balayé d'un malhonnête «J'en suis flatté». Ce n'était pas le moment de flancher. On lui avait laissé entendre que Chris Robin, la valeur montante du septième art US, pensait à lui pour son prochain blockbuster. Romain Chatel le voulait pour la superproduction qu'il comptait présenter à Cannes. Finalement, il s'en était bien tiré. Assis devant son ordinateur, il laissa errer son regard sur les étagères de la bibliothèque, puis pianota sur son clavier:
Furieusement, dit-il, à brûle-pourpoint. Il faut que j'épouse Albertine.
Photo YLD

samedi 23 janvier 2010

And sympathy is what we need my friend


Soldes. Deux fois par an, ce mot déclenche chez le consommateur –la plupart d'entre nous, donc– un réflexe quasi pavlovien. Pull, jupe, chaussures, peu importe, il lui faut l'affaire de la saison. Je sacrifie au rite. Dès l'ouverture du magasin, j'arpente les rayons, joue des coudes, fouille, farfouille, l'œil aux aguets. Je rafle deux 30%, conquiers de haute lutte un 50%. Ayant brillamment passé les éliminatoires, je fonce vers l'essayage, tiens la distance, coiffe traîtreusement au poteau une concurrente dans la lune et, victorieuse, m'engouffre dans la cabine qui vient de se libérer. J'enfile la première pièce de mon butin, ouvre le rideau et recule de quelques pas pour juger de l'effet. Miroir, gentil miroir…
-Sympa, ce jean, adjuge, sans que je lui ai rien demandé, un vendeur préposé au rangement des recalés abandonnés par des clientes trop pressées.
Bof, si on veut. Changement de costume et nouvelle inspection.

-Sympa la coupe, arbitre mon coach.
Là, je suis assez d'accord. La robe maintenant.
-Sympa, ce petit modèle, décrète l'expert.
Une vision d'horreur me glace les sangs: accoutrée de sympathie au bureau, affublée de sympathie au restaurant, attifée de sympathie à la prochaine fête où je serai invitée.
Je renonce à mes trophées, tandis que le fashion consultant, sûr de son fait, gratifie ma voisine de cabine d'un enthousiaste «Sympa la couleur».

Adieu rabais, remise, ristourne! J'aurai coûte que coûte un jean bien coupé, une robe habillée ou sexy, des tenues originales, élégantes, seyantes, ravissantes, affriolantes…

Photo: '50, éd. de La Martinière

dimanche 10 janvier 2010

Malheur aux vaincus


La victoire n'est jamais définitive. Jusqu'au bout, je devrais remonter sur le ring, malgré la lassitude. Lorsque je raccrocherai, ce sera pour de bon, vaincu par KO debout. Jusque-là, mon adversaire ne me laissera pas de répit, remettant sans cesse son titre en jeu, lui qui n'a rien à perdre. Depuis le temps qu'on s'affronte, je connais sa tactique. Il fait mine de jeter l'éponge, de chercher un compétiteur à sa mesure, puis revient à la charge. Convaincu qu'il n'y a pas d'autre issue, je ravale ma rage et enfile une fois encore les gants. Assis dans le coin rouge, je jauge mon challenger, me mets en condition. Dès que le gong retentira, le manœuvrer, être plus rapide que lui, lui foutre la pression en permanence, ne pas le laisser prendre l'offensive.
Premier round, je me dérobe, me balance pour éviter qu'il ne m'atteigne. Rien à faire. Il s'économise, esquive habilement un jab à la tête, riposte par une rafale de directs au corps. Je suis à terre. J'entends l'arbitre scander les secondes: un, deux, trois, quatre, je dois me reprendre, cinq, six. Je me relève, titubant, porte un coup en aveugle au champion toutes catégories, sachant déjà que le verdict sera sans appel. Il me balade un moment, puis me pousse dans les cordes et me délivre une série de crochets du droit. Je suis sonné. A la dernière reprise, je tente le corps-à-corps; l'accrocher s'il le faut, le neutraliser le plus longtemps possible. Me sentant à l'agonie, il se dégage et me cueille en uppercut. Touché de plein fouet, je m'écroule.

Dans l'obscurité de mon cerveau, une sirène hurle. Ambulance? Une lumière verte, crue, douloureuse, me perce la rétine. Un écran à diodes clignote. Moniteur ECG? J'ouvre péniblement les yeux. Mon radio-réveil affiche 7h30. Je me lève, la tête dans un étau, le corps moulu.
Un jour, je l'enverrai au tapis cette saloperie d'insomnie.

Photo Antonio Recalcati, Protesta n°1