lundi 9 juin 2014

Aberration

Le vent furieux te fait trébucher sur les pavés inégaux, t'entraîne, te freine, te jette en avant, te refoule. Il te malmène, se moque de ton stupide acharnement, raille ton impuissance. La pluie t'aveugle et te transperce les os. Les rues s'évanouissent dans le brouillard, se confondent, t'égarent. Leurs noms, dans cette langue qui t'est obstinément étrangère, t'échappent, t'embrouillent, t'abusent. Tu échoues sans cesse au même carrefour, prisonnière d'un labyrinthe d'eau et de froid. La ville désertée est livrée à la violence des éléments. A la rage jalouse de quelque toute-puissance? Transie, épuisée, tu te réfugies dans l'embrasure d'une porte. Un filet de lumière filtre à travers les carreaux dépolis. Tu entres. Tu es happée par une vague de chaleur et de musique. Dans le café, une dizaine de tables. Un homme entre deux âges exilé dans la contemplation de son bock de bière. Une femme d'une quarantaine d'années traînaillant dans un magazine. Trois garçons de vingt-vingt-cinq ans connectés à un ordinateur portable. Un jeu vidéo leur arrache à intervalles réguliers exclamations enthousiastes et éclats de rire. Au mur, un grand écran déverse des clips. Derrière le comptoir, la serveuse attend, indifférente, prend la commande avec un demi-sourire de circonstance. One euro and fifty cents. Paldies. Peu à peu, tu te réchauffes, t'apaises. Tu te blottis dans la tiédeur du fauteuil. Because I'm happy/Clap along if you feel like happyness is the truth. Une rafale de vent s'abat contre la vitre en un rugissement féroce. Tu te rapproches de la fenêtre. Anxieuse. C'est effroyable, effroyable! Personne ne semble avoir entendu ton cri d'alarme ni s'inquiéter. Regardez. Mais regardez! La serveuse fredonne If you feel like happyness is the truth. Dehors, les flots sombres engloutissent tout sur leur passage, avalent les immeubles, enflent, beuglent. Une vague lugubre déferle dans la rue, d'où émergent par moments des masques grimaçants et des mouettes hystériques. Le café tangue. Impassible ou résigné. Dernier îlot de vie dans une immensité glacée.
Photo: YLD