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samedi 5 mars 2016

Song against the death

 De la gare aux rives du fleuve, ce n'est qu'une marée humaine. Une foule bigarrée, costumée de bric et de broc. Perruques rouges, vertes, violettes. Quelques masques, mais surtout des visages peints. Faces blafardes au sourire sardonique ou charbonnées aux yeux exorbités. Gueules fracassées, cabossées, distordues. Depuis trois jours, le carnaval met la ville cul par-dessus tête. Les rues suintent la bière, la joie égrillarde, le plaisir prosaïque, l'urgence impérative du chaos libérateur. Le martèlement anarchique des tambours, les vibrations frénétiques des cuivres soulèvent une houle grondante, qui déferle en flots tumultueux sur la grand-place, où trône, suffisante et grotesque, Sa Majesté, que nargue le roi des fous.
«Jamais, tu m'entends, jamais!» Ç'avait été leur seule dispute. Timothée ne comprenait pas, ne supportait pas que Nicolas participe à ce truc de beaufs. Le carnaval était l'unique moment où les jumeaux s'ignoraient ostensiblement. Nicolas militait dans Le Chambardement, un mouvement engagé dans la régénérescence du carnaval, qui devait, selon ses membres –Nicolas et sa dizaine de copains–, retrouver son caractère subversif des origines. Timothée reprochait à son frère son aveuglement, sa naïveté. «Tu fais pitié avec ta subversion à la barbe à papa et à la Kro.»
Une semaine que Nicolas était dans le coma. Un accident de moto. Personne n'avait osé solliciter Timothée. C'est lui qui l'avait proposé. «Votre roi des fous à la con, ce sera moi.» Un deal passé avec Nicolas. «Je le fais, mais tu te sors de ce putain de coma, hein.» Ou bien un défi à la vie, un doigt d'honneur à la mort.
Carnaval se consume. Les flammèches expirent dans la nuit. Au pied du bûcher, Timothée pirouette, se contorsionne, bouffonne, grimace. Sur son bonnet à grelots, son casque, le volume à fond. Timothée surfe sur la déferlante du solo de batterie. Caisse claire tom médium tom basse grosse caisse syncope contretemps groove puissant féroce extrême.
Et ce fut tout.
Photo: YLD, Royal de Luxe

dimanche 13 avril 2014

Trajectoire

L'arrière-saison peut être belle en Bretagne, et cette année-là elle l'était. J'étais descendue pour un mois à l'hôtel des Flots. Je sortais tôt, je longeais la côte jusqu'à l'extrême pointe. La brume matinale accordait mer et ciel en un duo gris-vert. Puis le soleil congédiait l'aurore, sculptait les falaises, réveillait les senteurs d'ajoncs et de bruyères. Goélands et cormorans déchiraient la lande de leurs cris rauques. Au retour, je faisais une halte à la crêperie du Grand Large et regagnais l'hôtel par le sentier des dunes. Je prenais possession de la véranda, déserte l'après-midi, la rare clientèle profitant de la clémence de la météo pour découvrir la région. Je lisais, je rêvassais. Je décampais à l'apparition des premiers promeneurs. J'avais nettement délimité mon espace, clairement fixé les limites de la convivialité. Lors du dîner, je gratifiais mes dissemblables d'un bonsoir poli mais distant, qui les dissuadait de m'inviter à leur table, et même d'engager la conversation. Je n'admettais les autres qu'incompatibles.
Lorsqu'il pénétra dans la salle à manger, nous étions au milieu du repas. Il salua aimablement l'assistance, et avec un aplomb effroyable s'assit en face de moi. Son regard sombre démentait la crânerie de son sourire. Nous mangeâmes en silence. «Je ne suis ici que pour quelques jours. Je suis ravi de les passer en votre compagnie», décida-t-il au moment de prendre congé. Je voulais être seule. Lui était lointain, presque inatteignable. Le lendemain matin, il m'attendait. Et sa présence me sembla soudain espérée, précieuse, évidente. Je craignais de ne pas savoir le retenir, qu'il ne soit trop tard. Il paraissait déterminé. Plus que cela, déjà en chemin. Il resta plus longtemps qu'il ne l'avait annoncé. Il parlait peu. Je le sentais hésitant. Il était heureux, avoua-t-il un soir. Enfin, ce doit être cela être heureux. Il le faut, lâcha-t-il, comme s'il voulait moins s'en persuader que le décréter. Il avait ri. Il était allé faire un tour en voiture, il aimait rouler dans la nuit, sans but. Il serait de retour dans une heure ou deux. Il viendrait me rejoindre.
Du fond de mon sommeil jaillit un hurlement féroce. Fonçant en sens inverse, tous feux éteints, la voiture le percuta.
Photo: YLD

dimanche 9 février 2014

Place pour place

Enfermé dans un double cercle rouge et jaune tracé à la bombe aérosol, le jeune homme gisait sur le ventre, un couteau planté entre les omoplates. Sous le corps, l'assassin avait glissé ce qu'il devait considérer comme sa carte de visite. Le pouvoir leur fut donné pour faire périr les hommes par l'épée, déchiffra le commissaire Durieu. Manquait plus que ça, un illuminé. La victime, un étudiant en droit. Raisonnable, jovial, agréable, sympathique, gentil, les témoignages ne variaient guère. Il avait un casier judiciaire vierge, ne militait dans aucune organisation politique, n'avait jamais eu de démêlé avec qui que ce soit. La police scientifique ne trouva pas la moindre empreinte ni trace d'ADN du meurtrier. Un bon gosse qui a croisé un cinglé, conclut Durieu. Quelle vacherie! Les mois qui suivirent altérèrent encore l'humeur naturellement morose du commissaire. Toutes les quatre ou cinq semaines, rarement plus, il avait droit à son gamin poignardé, le cercle de feu et cette connerie Le pouvoir leur fut donné pour faire périr les hommes par l'épée. Une prophétie de l'Apocalypse de saint Jean, à peu près la seule chose qu'il ait découverte dans cette fichue affaire. Les victimes ne se connaissaient pas, appartenaient à tous les milieux. Ni des marginaux en perdition, ni des toxicos à la dérive, ni des intégristes déphasés, de jeunes garçons, entre dix-huit et vingt-deux ans, étudiant, électricien, agent commercial, mécanicien, employé de banque. A part ça, Durieu n'avait rien. On va te serrer, mon salopard, maugréait-il, à bout, plus renfrogné que jamais.
Patricia Rigault avait mis la maison en vente. Deux semaines auparavant, elle avait enterré son frère, Norbert, renversé par une camionnette alors qu'il sortait de la boulangerie. Emmaüs devait passer récupérer les meubles. Patricia ne voulait garder que quelques souvenirs. Elle fourra dans son sac à dos des photos d'eux enfants, des lettres de leur mère, Les Chants de Maldoror, que Norbert relisait et relisait depuis des années, jusqu'à l'obsession. Elle faillit jeter un agenda enfoui parmi les slips et les chaussettes, le feuilleta négligemment. A certaines dates, environ une fois par mois, Norbert avait dessiné deux cercles, un rouge et un jaune, accompagnés d'une phrase, toujours la même. Des signes, des mots que Patricia avait vus à plusieurs reprises dans les journaux. Elle tournait les pages, hébétée. La dernière annotation remontait à trois semaines. Y avaient été ajoutés un numéro de téléphone et une sorte de smiley au sourire narquois. Patricia composa le numéro. «Commissaire Durieu, merci de laisser un message je vous rappellerai au plus vite.» Elle s'entendit bredouiller Périr par l'épée, c'est moi.
Photo: YLD


jeudi 31 octobre 2013

Amor(t)

J'ai tué Paula. La logique policière cherchera un mobile: jalousie, haine, intérêt financier, vengeance. Rien de cela. Un coup de folie, suggérera-t-on. Laissons cet argument à mon avocat, qui en aura bien besoin pour tenter de défendre ma cause, de convaincre les juges. Paula m'aimait, et moi autant que je le peux, négligemment, désabusé. Elle avait voulu vivre avec moi. Je n'avais pas refusé, ni accepté. Je n'y accordais aucune importance. J'étais disponible, neutre. Je ne me sentais pas concerné. Nous avions fait l'amour. Je tenais Paula dans mes bras, je caressais son ventre, ses seins, son cou. Lentement, j'ai resserré mon étreinte, serré, serré. Mes doigts se contractaient, se crispaient. D'abord, Paula se laissa faire, pensant qu'il s'agissait d'un jeu. Quand elle peina à respirer, elle essaya de se débattre, affaiblie déjà par le manque d'oxygène. Dans ses yeux, je lus l'incompréhension, la peur, la terreur, puis son regard s'éteignit. Paula repose à mes côtés sur le lit, diaphane, mystérieuse comme la première fois. Je vais appeler la police. Plus tard. Il y aura un interrogatoire, long, déplaisant. Toujours les mêmes questions. Des explications à donner. Des raisons à fournir. Une reconstitution, peut-être. Inconvenante. Un procès, bien sûr. On attendra des regrets, des remords, qui n'ont pas lieu d'être. J'ai tué Paula. Ni préméditation ni accident. Le fait singulier qui devait me soustraire à la terne indifférenciation de mon existence. Finalement, cela revient au même. Je serai condamné à une lourde peine, comme on dit. Il me semble que la détention ne me pèsera pas trop. Au début, ce sera sûrement incommode et ennuyeux, puis je m'y habituerai et je n'y ferai plus attention. La lumière violacée de l'aube se faufile sous les doubles rideaux. Je me lève, me douche et passe un jean et un polo. Je veux avoir le temps de prendre mon petit déjeuner, j'aime bien ce moment. Je bois une tasse de café, mange toasts beurrés et tartines de confiture. Je ne me presse pas. L'odeur de noisette du pain grillé, le crissement du beurre qu'on y étale, la douce amertume de l'orange, l'onctuosité des cerises noires. Je me sers une seconde tasse de café. Je crois que mon petit déjeuner me manquera, ça me contrarie.
–Vous avez demandé la police, ne quittez pas.
–J'ai tué Paula.
Photo: YLD

lundi 19 août 2013

Ame damnée

Inopportune. Malencontreuse. Son amour si intense, si fervent devait me délivrer. Lola consentait à tout. J'intimais, j'exigeais, je décrétais, elle subissait, se résignait. Las de ses offrandes, je la dédaignais pour une maîtresse moins docile, pour un amant fortuit. Impudique, indécent, je ne lui épargnais rien de mes divertissements. Ecrire n'est pas un geste amoureux. Une confrontation charnelle, une mêlée sauvage. Mon œuvre se nourrirait des meurtrissures de Lola, s'abreuverait à sa magnanime détresse. Sûre de mon talent, confiante en sa munificente passion, elle laissait ma cruauté la dépecer. Je me rivais à mon ordinateur. Cigarette, café, cigarette, cigarette, café, whisky. Plus les mots se refusaient, plus les phrases me résistaient, plus je harcelais Lola, l'accablais de mes excessives prétentions. Cigarettes, whiskys. Mon roman serait d'une audace inouïe; un acte sublime, absolu, foudroyant. Une exécution capitale. Un éblouissement. Je massacrais le lexique, fracassais la syntaxe, étripais la stylistique. J'anaphorisais, j'hyperbolais, j'épurais, j'argotais, je barbarisais. je souillais, je pervertissais. Toujours inassouvie, ma soif de radicalité me poussait à la férocité. Impuissant à transfigurer le verbe, je profanais les promesses imbéciles de Lola, reniais son insane fidélité et son inutile dévotion, répudiais sa stérile présence. Je la vouais à l'insignifiance.
Sur l'écran de mon ordinateur, Lola a écrit en lettres sang de son rouge à lèvres «un infirme du cœur», «un déficient sentimental», avant d'en finir au Temesta-whisky. 
Un voile de tristesse, une ombre de remords, au moins une légère émotion, j'aurais dû… Suis juste foutu de me vautrer dans les draps crasseux de l'abjection.
Photo: YLD


dimanche 7 octobre 2012

Fatum

Envie d'être seul, au milieu des autres. Je suis allé boire un verre quelque part, un coin où je ne vais jamais pour ne pas risquer de tomber sur des potes. Assis au bar, le regard noyé dans mon whisky, je guette le temps qui se traîne, qui s'emmerde. Je pourrais rester là jusqu'à la fermeture, à ne rien attendre. Ou à imaginer que je suis un mec accoudé au comptoir, un samedi soir.
–Tu m'offres un verre?
–Non.
–Tu n'es pas très aimable, toi!
–Non.
–Allez, on pourrait bien s'amuser tous les deux!
–Non.
La fille prend ma main gauche dans les siennes, la tient fermement, paume ouverte, et décrète «La mort, dans ta main.» Je me dégage brusquement, règle mes consommations en maugréant contre cette cinglée qui m'a bousillé ma soirée de déprime.
Je serais bien incapable de tuer qui que ce soit. Encore que je ne sois pas à l'abri d'un pétage de plombs. Ni d'un accident. En me rendant au boulot, je roule trop vite, je freine trop tard, j'écrase un gamin. En faisant mon jogging, je bouscule une mamie, elle tombe, crise cardiaque. La prédiction de la fille m'obsède. Une vipère, maléfique, diabolique. Il faut conjurer le mauvais sort. Embaucher un tueur à gages qui éliminerait… Je suis maudit, fichu.
J'ai failli jeter la petite carte avec les prospectus publicitaires. Professeur Nyamu Lisimba, grands dons naturels de naissance, compétent, efficace, sérieux et discrétion. Spécialités: jalousie, fidélité, désenvoûtement, permis de conduire. Solution immédiate à tous les problèmes, même les plus désespérés. Succès assuré.
Le professeur Lisimba m'a préparé une mixture que je devais boire trois fois par jour pendant trois jours; elle terrasserait les esprits malfaisants qui avaient pris possession de moi, m'a-t-il assuré. Vomissements, diarrhée, maux de tête atroces, douleurs dans le ventre effroyables. J'ai fini aux urgences, mal en point mais vivant et innocent.

Cassandre est plus affligée que jamais. Durant des millénaires, elle a tenté d'avertir les hommes des malheurs qui allaient fondre sur eux. En vain. Tous faisaient la sourde oreille. Avec le temps, elle s'est égarée dans un délire divinatoire forcené, proférant des prophéties fantasques, des vaticinations saugrenues. Et voilà qu'on l'écoute…
Photo: YLD

samedi 30 juin 2012

Dérapage contrôlé

Diplomate mais ferme, dynamique, apte à nouer un bon relationnel, ayant le sens de la négociation, pendant dix ans j'ai collé au profil du parfait chargé de recouvrement. J'étais plutôt au-dessus des objectifs. L'argent rentrait au cabinet. Je ne laissais jamais un dossier en souffrance. Mes clients m'avaient sur le dos jusqu'à ce qu'ils aient payé. Je faisais mon boulot, sans état d'âme. Chacun ses problèmes. Une femme s'est jetée par la fenêtre, trop de crédits revolving et un salaire peau de chagrin. La peur que l'huissier ne lui prenne sa télé et l'ordinateur du gamin. Six mois après, un homme s'est tiré une balle dans la tête, chômage, divorce. Il ne lui restait rien, rien d'autre que ses dettes et mes relances incessantes. Que pouvais-je y faire? C'est la vie. N'empêche.
Il y a trois mois, j'ai démissionné. Ma famille, mes amis n'en savent rien. Chaque matin, à huit heures, je prends ma voiture. Je file sur l'autoroute, me jette dans le flot industrieux. Je m'arrête dans un Restoroute. J'achète un sandwich, une bière, et je choisis mon «client», assis seul à une table, concentré sur son steak-frites ou sa salade du chef tomate-œuf-gruyère-jambon. J'engage la conversation. Certains n'attendent que ça. D'autres se méfient, me lancent des regards circonspects, lâchent quelques phrases prudentes, font marche arrière et, finalement, embrayent. Diplomate, dynamique, apte à nouer un bon relationnel, j'étais un vrai pro, j'ai encore de la ressource. Je ne leur demande pas grand-chose. Je m'arrange pour qu'ils me parlent d'eux, m'offrent une parcelle de leur vie –pas les effroyables malheurs, les cruelles détresses, ni les bonheurs intenses, les belles réussites–, je veux juste qu'ils m'autorisent à me glisser dans leur peau de tous les jours. L'espace d'une discussion, je suis ce routier qui fait Paris-Marseille deux fois par semaine, et ne voit pas assez ses gosses; ce retraité qui descend vers le Sud parce que la vieillesse est moins dure au soleil; cette quadra qui allait rejoindre son amant à l'improviste et qui l'a trouvé dans les bras d'une autre –surprise de l'amour; cette jolie fille qui vient de décrocher son master de socio et part faire les vendanges pour vivre un truc collectif, une expérience authentique. Ils s'en vont. Je regagne ma voiture. Je dois livrer ma cargaison avant la fermeture de l'entrepôt à Marseille. Je ne sais pas si cette petite villa à Nice me plaira. Ce n'est sûrement pas sa première incartade. Rompre. Nous laisser une dernière chance. Triomphe de l'amour.
Il est tard. Evelyne va encore pester contre mes horaires à rallonge, mes réunions qui n'en finissent pas. J'ouvre la boîte à gants. Il est là. Contact, première. J'appuie sur la détente.
Photo: YLD

samedi 10 mars 2012

Fils de


Ce n'est pas mon père. Je porte son nom, mais je ne suis pas son fils. Bien sûr, on ne m'en a jamais parlé. Je le sais, c'est tout. J'espérais une confirmation. Je l'ai. Le magazine People vient de publier un article sur les célébrités étrangères qui aiment la France: Brad Pitt et Angelina Jolie, Johnny Depp et Vanessa Paradis, Mick Jagger. Je jette un œil distrait aux interview. Soudain, mon regard est attiré par une photo: le château d'Hérouville. C'est là, raconte le journaliste, qu'en octobre 1973 David Bowie a enregistré son album Pin Ups. Voilà la preuve irréfutable. Vous ne voyez pas? Dans les années 1970, mes grands-parents maternels étaient employés au château d'Hérouville. Je suis né en juillet 1974. Mon second prénom est David. Ici, tout le monde m'appelle Zig. Ce surnom me viendrait de mon grand-père, qui avait coutume de me rappeler à l'ordre en m'intimant d'arrêter de faire le zigoto. Foutaises! Je vais vous dire comment ça s'est passé. C'est au château que ma mère l'a rencontré, qu'ils se sont aimés. Trop obéissante, elle a préféré sacrifié sa passion à la morale. Elle a laissé partir David et a épousé Jean, un gentil garçon qui gagne honnêtement sa vie les mains dans le cambouis de son petit garage. La vérité devait éclater au grand jour. Ce dimanche, famille et amis étaient réunis pour fêter l'anniversaire de Jean. Je l'ai laissé soufflé ses bougies, et j'ai fait mon «coming out». Inutile de dissimuler plus longtemps mon identité. Cessez de mentir. J'ai retrouvé mon père, le vrai. Ils ont d'abord beaucoup rigolé, Jean, mes oncles, mes sœurs, les copains. Quand j'ai menacé ma mère avec le couteau qui avait servi à découper le gâteau, ils ont compris que je ne plaisantais pas.
Il y a trois jours que je suis enfermé dans cet hôpital psychiatrique de Pontoise. Je n'y resterai pas. Les médicaments que j'ai volés ce matin à l'infirmerie commencent à faire leur effet. Ma vue se brouille, mes jambes s'ankylosent, mes bras s'engourdissent. Ecouteurs sur les oreilles, volume à fond. Il suffit que je me tourne vers lui. Guitare acoustique, guitare électrique, batterie, cuivres, violon, et sa voix qui me suicide. Le temps prend une cigarette. Enfin Zig. A jamais poussière d'étoile.
Photo: YLD

samedi 19 février 2011

Légataire particulier


Pas un méchant homme, affirmait ma mère. Un être fantasque, au-delà du supportable. C'était sans doute ce qui l'avait séduite, reconnaissait-elle. Mais les lubies de mon père avaient fini par user sa patience. Le jour de mes 18 ans, elle quitta la maison, et je l'approuvai. Entre mon père et moi, le courant n'était jamais vraiment passé. Très jeune, je m'étais braqué contre ce gamin enfermé dans un corps d'adulte, ce Peter Pan de 1m90 qui se réfugiait derrière ses élucubrations. Après le divorce de mes parents, les rencontres avec mon géniteur s'étaient peu à peu espacées. Un déjeuner pour son anniversaire ou pour le mien, une visite à Noël, puis un coup de fil, qu'il accueillait avec une ironie mordante. Si bien que ces dernières années, je m'étais abstenu.
Oui, et alors? Ce n'est certainement pas une raison pour que je renonce à mon héritage. Mon père vivait très confortablement. Il doit rester un joli petit pécule. Un testament? Trop conventionnel pour ce farfelu. Il aurait pu se contenter de ne rien faire: ses biens auraient été évalués, et les choses auraient suivi le cours normal d'une succession. Trop simple pour ce maestro de l'excentricité, ce virtuose de l'extravagance. Il avait pris la peine de déposer une lettre chez le notaire; en fait, une alternative: accepte ou renonce. Ah, cette sale manie de jouer avec tout, de s'amuser d'un rien!
En rangeant l'appartement de feu mon paternel, j'ai enfin mis la main sur un document, un graphique accompagné d'algorithmes, perdu –caché?– parmi une cinquantaine de feuilles Canson couvertes de créatures hybrides, imbrications d'êtres humains, d'animaux et de végétaux. Du délire! Ce spécimen de la logique se tenait là, irrévérencieux, au beau milieu d'un sabbat de fantasmagories. Trop raisonnable pour être honnête! J'avais ce que je cherchais, j'en étais sûr; mais qu'est-ce que ça pouvait bien être? Des numéros de compte? Peu vraisemblable. A tout hasard, j'ai demandé à mon banquier de vérifier si ces signes cabalistiques pouvaient correspondre à des combinaisons de coffres-forts. Pas le moins du monde, a-t-il ricané. Un copain comptable m'a avoué ne rien y comprendre non plus. Après tout, il n'y avait peut-être rien à déchiffrer. Je m'étais fait piéger par cette injonction machiavélique: accepte ou renonce. Je laisse tomber, annonçai-je un midi à des collègues à qui je racontais ma mésaventure. Intrigué l'un d'eux, informaticien, me demanda de lui montrer à quoi ressemblait ce fameux casse-tête. Il avait de l'humour ton père! Il s'en étranglait de rire. On appelle ça un héritage virtuel, c'est utilisé en programmation C++.
Pas si déjanté, le vieux! C'est ça qu'il avait voulu me transmettre: père, fils, on ne se choisit pas. On s'accepte ou on renonce…
Photo: YLD

dimanche 25 juillet 2010

Appassionata


Elle gisait sur le sol, le nez brisé, la mâchoire fracassée, une large entaille lui zébrait la joue. Elle pleurait en silence, de douleur ou de désespoir.
Quand elle tomba, un cri d'effroi déchira le murmure feutré des conversations. Une alarme rugit, semant la panique parmi quelques personnes, qui se ruèrent vers la sortie. La plupart restaient clouées sur place, médusées par l'horreur de la tragédie qui venait de se dérouler sous leurs yeux. Cinq hommes en uniforme firent irruption dans la pièce. Deux d'entre eux se précipitèrent au chevet de la victime, tandis que leurs collègues poussaient les visiteurs hors de la salle, les engageant à garder leur calme. Lorsqu'ils passaient devant Marie-Noëlle, qu'un gardien tenait fermement par le bras, ils foudroyaient la coupable du regard; les plus virulents décrétant que sa place était à l'hôpital psychiatrique. Pantelante, Marie-Noëlle ne quittait pas des yeux le visage ravagé de Dora. Depuis des années, elle rêvait de cette rencontre. Dora, l'incarnation de l'amour: passionné, tragique, destructeur.
Durant des heures, Marie-Noëlle avait scruté les traits défaits de Dora, en fouillant d'un œil inquisiteur les moindres détails, écartelée entre effarement et jalousie. Subjuguée. Discrète jusqu'à l'inconsistance, elle se savait incapable de faire jaillir ne serait-ce qu'une étincelle de désir chez un homme. Emmurée dans ses robes en tweed invariablement beiges, elle était transparente, même les étudiants qu'elle côtoyait chaque jour à la fac de Limoges, où elle préparait un master d'arts plastiques, ne la voyaient pas. Ces garçons si directs, si brusques, dont elle redoutait les assauts fougueux dans l'intimité. Le soin méticuleux que Marie-Noëlle mettait à justifier, intellectuellement, esthétiquement, son intérêt quasi obsessionnel pour le portrait de Dora n'exhibait que plus crûment sa fascination pour le peintre de génie qui avait magistralement brisé la belle amoureuse. Ce terrible amant, féroce et sublime. Elle s'approcha au plus près du tableau; l'interroger ne lui suffisait plus, elle voulait s'approprier l'impulsion d'où avait surgi la forme. Elle réinventerait le geste du maître, recréerait Dora. Elle planta son crayon dans la toile comme on porte l'estocade, vengeant le bonheur bafoué des femmes délaissées.
Photo YLD

dimanche 11 juillet 2010

Inquiétante étrangeté


Même pas une forêt. Quelques hectares de pins qui bordaient la route menant au village. On y faisait à peine attention lorsqu'on longeait le bois en début d'après-midi pour aller faire les courses. Au retour, à la nuit tombée, c'était une autre affaire. On nous l'avait tant de fois raconté cette histoire. L'homme avait débarqué un beau jour dans le hameau avec sa famille. Il venait d'acheter la ferme du vieux Mathurin, mort six mois auparavant; une bicoque qui n'intéressait pas l'héritier, le neveu établi à Marseille. On ne l'avait pas rejeté le nouveau venu. On l'ignorait. Non que le bonhomme fût désagréable –travailleur, sobre, prêt à rendre service–, mais il n'était pas d'ici. Un Breton ou un gars du Nord. Ça ne faisait pas grande différence; il venait d'ailleurs.
On l'avait retrouvé pendu dans le bois. Il était enterré depuis dix jours déjà, quand Marius déclara avoir vu, la veille au soir alors qu'il rentrait de la foire, l'étranger se balancer à une branche. Personne ne le crut; sacré Marius, il avait encore dû forcer sur le canon. On rigola moins lorsque, quelques semaines plus tard, Cyprien, qu'une bête malade avait retenu tard à l'étable, jura ses grands dieux avoir vu le défunt danser la gigue accroché à son arbre. Fallait-il être une âme damnée pour tourmenter ainsi les braves gens! Puis ce furent Joseph, Baptiste, la Louise qui, croix de bois, croix de fer, affirmèrent l'avoir vu, et jusqu'à monsieur le curé –que la sainte Vierge le protège! Tous en convenaient à mots couverts: mieux valait ne pas trop s'attarder la nuit du côté du «bois du pendu».

Bien sûr, nous, les petits Parisiens qui venions passer les vacances d'été dans la famille, nous n'y croyions pas à ce revenant. Nous proclamions crânement que ce n'étaient que des histoires de bonnes femmes, que ça ne tenait pas debout. Et nous ne manquions pas d'arguments à opposer à ces pauvres crédules: leur fantôme? Le jeu de la lune à travers les pins, une branche cassée que le vent remuait… Il n'empêche qu'en rentrant du village, aux dernières lueurs du jour, nous ne nous éloignions guère les uns des autres et nous surprenions à jeter des regards furtifs vers le bois. Et si aucun d'entre nous ne l'aurait avoué, nous avions la sensation qu'IL était bien là.
Depuis plus de 70 ans, le pendu portait les petites peurs quotidiennes, un peu honteuses, de ces honnêtes paroissiens, et surtout la grande, celle de l'Etrangère qui vous attend fatalement un jour ou l'autre au coin du bois, qui s'invite chez celui qu'elle a choisi, et que nul n'a jamais pu chasser.
Photo YLD

samedi 17 avril 2010

Ephéméride


Une belle journée en perspective. Une de ces matinées douces et lumineuses qui font congédier manteaux et pulls pour se glisser avec délice dans la mousseline d'une robe d'été, qui inclinent à la flânerie, invitent à prendre un café en terrasse. Quelques degrés supplémentaires, un rayon de soleil, et on en oublierait presque l'air renfrogné du voisin du quatrième, les perpétuelles lamentations de son vis-à-vis de bureau, la grisaille du quotidien. Tout est possible, on le croit. Des rencontres, un nouvel amour peut-être. Paris nous appartient.
Géraldine luttait depuis des mois contre le mal qui l'affaiblissait chaque jour un peu plus. Au renoncement de son corps décharné, rompu de fatigue, à la couleur terreuse de son visage, au vide de son regard, elle savait qu'elle perdait la partie. Elle aurait été bien en peine d'expliquer ce qu'elle attendait pour lâcher prise. Elle s'était persuadée qu'il devait y avoir un signe, quelque chose qui l'autoriserait à se rendre. Elle refusait que la maladie lui vole cette ultime manifestation de sa liberté. Elle ne pouvait en choisir l'issue, elle voulait décider du moment. Elle n'espérait rien de la religion, récusait le verdict de la médecine. Elle s'entêtait, malgré la douleur et l'épuisement. Un signe. Juste un signe. Alors, lui revient en mémoire l'histoire que lui racontait sa mère lorsqu'elle était enfant. Dans l'esprit maternel, La Chèvre de M. Seguin sonnait comme un avertissement: qui n'en fait qu'à sa tête court à sa perte. Aujourd'hui, elle voyait dans l'obsession de Blanchette un encouragement à ne pas céder, même si, surtout s'il n'y avait plus rien à gagner… Un signe du destin, pour donner le change, sortir la tête haute.
L'infirmière entra pour dispenser les premiers soins à Géraldine, elle tira les rideaux et claironna: Regardez, comme il fait beau; le printemps est pile au rendez-vous!
Géraldine ferma les yeux et se livra en pâture à la bête.
Photo YLD

samedi 20 février 2010

Antagonistes


Depuis qu'il est parti, elle n'est plus là. Elle vit au rythme de l'absence, s'est cloîtrée en elle pour tenter de le rejoindre, s'est enchaînée à son malheur. Elle parvient à recomposer les lignes de son visage, à entretenir la chaleur de son regard, mais le velouté de sa voix, le grain de sa peau lui échappent. Son bel amant, son doux amour s'est désincarné, et son corps à elle en souffre, réclame son dû. A bout de forces, pour ne pas le haïr de l'avoir abandonnée, elle s'enfuit. Huit mois en Patagonie, six mois en Arctique. Des milliers de kilomètres… autour de cet abîme où il gît. Absurde pérégrination dans les contrées stériles de sa détresse. Elle rentre, reprend son travail, revoit ses amis. En permanence, elle plante sur son visage son sourire de Cheshire comme une barrière de sécurité: au-delà de cette limite, toute idylle, tout élan de tendresse sont formellement interdits.
«Ecole d'art recherche modèles.» La petite annonce est parue depuis une semaine. Elle l'a lue et relue. Modèle, elle, avec son physique de brindille, sa silhouette gracile, sans courbes généreuses? Elle qui a embastillé ses désirs, muselé sa sensualité, va exposer sa nudité aux regards d'inconnus, tous sans doute bien plus jeunes qu'elle. Il fait frais dans la pièce. Elle prend la pose, réduit son champ de vision à la barrette qui émerge d'une chevelure à quelques mètres d'elle, s'agrippe à cette exigence: rester immobile durant vingt minutes. Ne pas bouger, s'oublier. Son bras s'engourdit, son dos se raidit, une crampe crispe les muscles de sa jambe droite; elle accueille avec gratitude cette douleur qui, pour la première fois depuis qu'il a déserté, prend le relais. Elle revient chaque semaine, pendant trois mois. Familiarisée, elle regarde maintenant les étudiants chercher dans le marbre ou le calcaire le galbe de ses seins, la courbure de ses fesses. Au fil des séances, ses Pygmalion s'approprient la matière, extraient son image du minéral. Elle se remodèle de l'intérieur, devient l'écrin de chair qui renferme la parcelle de lui cristallisée en elle, ultime tentative de résoudre cette contradiction absolue: être mort.
Photo YLD