dimanche 11 juillet 2010

Inquiétante étrangeté


Même pas une forêt. Quelques hectares de pins qui bordaient la route menant au village. On y faisait à peine attention lorsqu'on longeait le bois en début d'après-midi pour aller faire les courses. Au retour, à la nuit tombée, c'était une autre affaire. On nous l'avait tant de fois raconté cette histoire. L'homme avait débarqué un beau jour dans le hameau avec sa famille. Il venait d'acheter la ferme du vieux Mathurin, mort six mois auparavant; une bicoque qui n'intéressait pas l'héritier, le neveu établi à Marseille. On ne l'avait pas rejeté le nouveau venu. On l'ignorait. Non que le bonhomme fût désagréable –travailleur, sobre, prêt à rendre service–, mais il n'était pas d'ici. Un Breton ou un gars du Nord. Ça ne faisait pas grande différence; il venait d'ailleurs.
On l'avait retrouvé pendu dans le bois. Il était enterré depuis dix jours déjà, quand Marius déclara avoir vu, la veille au soir alors qu'il rentrait de la foire, l'étranger se balancer à une branche. Personne ne le crut; sacré Marius, il avait encore dû forcer sur le canon. On rigola moins lorsque, quelques semaines plus tard, Cyprien, qu'une bête malade avait retenu tard à l'étable, jura ses grands dieux avoir vu le défunt danser la gigue accroché à son arbre. Fallait-il être une âme damnée pour tourmenter ainsi les braves gens! Puis ce furent Joseph, Baptiste, la Louise qui, croix de bois, croix de fer, affirmèrent l'avoir vu, et jusqu'à monsieur le curé –que la sainte Vierge le protège! Tous en convenaient à mots couverts: mieux valait ne pas trop s'attarder la nuit du côté du «bois du pendu».

Bien sûr, nous, les petits Parisiens qui venions passer les vacances d'été dans la famille, nous n'y croyions pas à ce revenant. Nous proclamions crânement que ce n'étaient que des histoires de bonnes femmes, que ça ne tenait pas debout. Et nous ne manquions pas d'arguments à opposer à ces pauvres crédules: leur fantôme? Le jeu de la lune à travers les pins, une branche cassée que le vent remuait… Il n'empêche qu'en rentrant du village, aux dernières lueurs du jour, nous ne nous éloignions guère les uns des autres et nous surprenions à jeter des regards furtifs vers le bois. Et si aucun d'entre nous ne l'aurait avoué, nous avions la sensation qu'IL était bien là.
Depuis plus de 70 ans, le pendu portait les petites peurs quotidiennes, un peu honteuses, de ces honnêtes paroissiens, et surtout la grande, celle de l'Etrangère qui vous attend fatalement un jour ou l'autre au coin du bois, qui s'invite chez celui qu'elle a choisi, et que nul n'a jamais pu chasser.
Photo YLD

1 commentaire:

passantepensante a dit…

trop mignons ces petits monstres.
B;