lundi 31 décembre 2012

Pirouette

Ils me sont tous tombés dessus. Ses parents, les miens. Rompre du jour au lendemain, et sans une explication, ce n'est pas correct. Expliquer quoi? Se mettre ensemble, le mariage, c'était son plan à elle. D'accord, je n'ai pas dit non, mais pas oui non plus. J'ai oublié ou je n'y ai pas pensé. Je n'avais pas envie de me prendre la tête. J'ai cru que c'était comme ça, qu'elle laisserait tomber. Ils ne me lâchent plus. Je dois donner une «bonne» raison. Hors de question qu'on se voit, Vanessa et moi. Elle va sangloter, trop chiant. Au téléphone, ce sera pareil. Je voulais lui envoyer un SMS, mais mon père a failli m'assassiner. OK, OK pour une lettre. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir raconter? 
J'étais en pleine galère, quand Corentin est arrivé. Un mec sympa, mais un peu zarbe. C'est l'intello de la bande. Pendant qu'on buvait une mousse, je lui ai proposé le deal: il m'écrivait le baratin et je lui arrangeais le coup avec la petite brune sur laquelle il flashe depuis un mois. J'attends son mail.

Vanessa,
Je ne savais pas trop comment te dire. Avec les sentiments, c'est toujours compliqué. Enfin, bon voilà. Pourquoi cette obstination à se taire? Des hypothèses fantaisistes, des affirmations aventurées. Il y a dans l'esprit de certains hommes je ne sais quelle brume élégiaque. De chaînon en chaînon, on se perd en dédale d'idées sans retrouver l'origine. Est-ce moi qui te quitte ou toi qui me chasses? La plus grande des sottises est de trouver ridicules ou blâmables des sentiments qu'on n'éprouve pas. Il y a du courage à souffrir avec constance les maux que l'on ne peut éviter. L'amour, c'est l'obsession du sexe. Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne. Je t'ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret. Peut-être penserai-je à toi quelquefois par ricochet quand je me rappellerai ce bel été ces deux belles années. J'aimerais avoir un message d'espoir à te transmettre. Je n'en ai pas… Est-ce que deux messages de désespoir, ça t'irait?
Ludo
P.S.: Tes yeux sont des poèmes qui se lisent en silence. Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme.

Il paraît qu'on trouve tous ces trucs dans un dico. N'empêche, Corentin il l'a chiadé sa bafouille. Le PS, à la fin, ça le fait.

Vas-y, je forwarde et je bouge. J'ai rencard avec Cinthia.
Photo: YLD, graff Batsh Lo


samedi 15 décembre 2012

Babouinerie

Nadia se recroquevilla derrière l'écran de son ordinateur. Jérémie rentra la tête dans les épaules. Rémi et Pascal s'engouffrèrent dans l'étude de leur dossier. Sandrine jeta un regard désespéré par la fenêtre, semblant chercher quelque apparition salvatrice qui abrégerait son calvaire quotidien. Marc venait de pénétrer dans le bureau. Faisant fi de la hiérarchie, il s'était institué chef de clan et imposait sa loi sur son territoire. Il distribuait le travail de la journée, octroyait moqueries et rebuffades, prodiguait représailles et vacheries. Pascal portait des chemises de fiotte, Rémi n'achetait que des caisses de branque, Nadia n'était qu'une bégueule et Jérémie un péteux que sa femme faisait marcher sur les mains, quant à Sandrine… Sandrine était une proie si facile, si tentante. Marc la tenait entre ses griffes, l'égratignait de ses sarcasmes, desserrait son étreinte –juste de quoi lui laisser espérer qu'elle pourrait lui échapper–, puis brusquement fondait sur elle et la dépeçait à petits coups de dents. Que quelqu'un fasse mine de relever la tête, se rebiffe ou se cabre, et Marc grondait, grognait, retroussait les babines, montrait les crocs. Des manœuvres d'intimidation répétées et de plus en plus fréquentes firent battre Sandrine en retraite, à bout de nerfs elle démissionna.
Quinze jours après le départ de Sandrine, Christian était lâché dans la jungle. Marc en rugissait de plaisir. Il flairait le gibier de choix, non pas un pauvre petit animal effarouché, mais un type posé, solide, un adversaire à sa mesure. Il cherchait à l'exciter à force de railleries, le provoquait du regard. Il se postait à l'affût, attendant le moment propice de lui sauter à la gorge. Il voulait un combat féroce, il lui fallait recevoir devant toute la harde la soumission de ce congénère qui lui en imposait. Un matin, l'affrontement eut lieu. Christian se leva de son bureau, se campa devant Marc et, le toisant de haut, décréta d'une voix impérieuse Ça suffit! Marc s'effondra sur son siège. Vaincu, mais soulagé. Il n'était plus le mâle dominant.
Photo: YLD, Speedy Grafito.

samedi 1 décembre 2012

Vendetta

Œil pour œil, dent pour dent, ce serait encore trop doux. Tu t'es assez moquée de moi. Toutes ces soirées à t'attendre, que tu consacrais à la préparation de tes examens; tous ces week-ends à me morfondre pendant que tu rendais visite à tes parents à Strasbourg. Je prenais tes prétextes pour argent comptant. Tes révisions, tes parents, Strasbourg, des flirts, des aventures, tes infidélités. Je le savais, aveuglement. Tu en as bien profité. Maintenant, c'est moi qui mène la danse. Tu ne peux plus m'éviter. Je te surveille, je te suis, je m'invite là où tu es. Ma présence est le signal que ton nouveau mec vient de t'échapper, qu'il t'a déjà trompée. La première fois que tu m'as rencontré accompagné de cette fille superbe, tu t'es fichue de moi: si je croyais te rendre jalouse… Tu es maligne, je suis pervers. J'ai été à bonne école. Cette beauté n'est pas ma maîtresse, ou à peine. Ma collaboratrice, plutôt. Elle est redoutable. Pas un homme ne lui résiste. Tu as eu beau déployer tes talents de séductrice, elle campait dans le lit de tes amants. Elle est la meilleure à ce petit jeu. Juste pour le plaisir, se réjouit-elle, polissonne, à chaque victoire. Tes amis, tes collègues, ta sœur, ta mère découvraient sur Internet ta dernière conquête en pleins ébats avec la demoiselle. Les mâles de ta famille ont fait ce qu'il fallait pour me neutraliser.
Je n'ai pas renoncé. Je me suis fait discret, je rôde dans l'ombre. Depuis six mois, tu es pendue au cou de Manuel, un magnifique étalon, belle gueule. Pour la première fois, tu es vraiment amoureuse. Vous ne vous quittez plus. Le grand, le parfait amour. Tout à ton bonheur, tu ne me vois même pas ce soir dans la boîte où il a organisé une fête pour célébrer vos fiançailles. Tu es superbe, tu rayonnes, tu n'as jamais été aussi désirable. Manuel fait signe au DJ de baisser le son. Tu le dévores des yeux, émue. Une déclaration, une déclaration, scande l'assistance. «Désolé, ça s'arrête là. J'ai fini mon job», annonce Manuel de ce ton langoureux dont il sait si bien jouer. Ultime pirouette de Don Juan, qui, profitant de la stupeur générale, se dérobe prestement à la fureur de ta tribu.
D'habitude, ce sont des dames d'âge mûr qui paient Manuel pour leur tenir compagnie. Avec toi, c'était du velours, plaisantait-il, en empochant, chaque semaine, les mille euros que je lui avais promis. J'y ai mis le prix, c'est vrai; aussi, j'apprécie à sa juste valeur le spectacle de ton visage dépenaillé, ridicule poupée démantibulée.
Il y a un an jour pour jour que je me suis crevé le cœur. Bon anniversaire, petite garce!
Photo: YLD