lundi 27 avril 2009

Dies irae



Huit heures, je rentre du boulot. J'allume machinalement la télé. Tout en épluchant mon courrier et en rangeant quelques vêtements abandonnés le matin sur le canapé faute de temps, je jette un regard distrait au journal télévisé. Ce soir-là, en sujet d'ouverture: le conflit à Continental. «Dans l'après-midi, les salariés de l'usine Continental de Clairoix ont saccagé les bureaux de la sous-préfecture de Compiègne et le poste d'entrée de l'usine. Ils venaient d'apprendre que le tribunal validait la fermeture de leur usine en 2010.» A l'écran, vitres brisées, ordinateurs et tables renversés. Colère et détresse.
Sur le plateau, le journaliste vedette présente son journal… comme on présente le 20 heures sur une grande chaîne nationale: Est-ce que ça ne va pas trop loin? Vous regrettez ces violences? Pour vous, la fin justifie les moyens?

Sur le site de Clairoix, Oise, un délégué syndical lui oppose l'opiniâtreté du désespoir:
Vous plaisantez, j'espère! Qu'est-ce que vous voulez qu'on regrette? La fin pour nous c'est dans 28 jours. Vous n'avez pas vu des casseurs, vous avez vu des gens en colère, des gens déterminés, on ira jusqu'au bout de notre bagarre. On veut pas crever.
Quand on a plus que la colère pour ne pas abdiquer sa dignité.
Photo YLD

dimanche 19 avril 2009

Parenthèse



Prométhée façonna le corps de l'homme avec de l'argile et Athéna y insuffla un papillon pour l'animer.
Trapu, lourd, lent, la tête enfoncée dans les épaules, le regard rasant le sol. Monolithe enclavé dans une vie uniforme. Il était entré à quatorze ans à l'usine comme manœuvre, et l'était encore quelque quarante ans plus tard. Il gardait ses distances avec ses collègues, et ses voisins ne devaient pas attendre autre chose qu'un petit signe de tête lorsqu'ils le croisaient dans l'escalier. Chaque soir, à 17h30 il poussait la porte du minuscule appartement que lui louait l'entreprise, trois pièces où ils s'entassaient lui, sa femme et ses neuf enfants. Sans un mot, il s'asseyait dans la cuisine, au bout de la table, tournant le dos à la fenêtre. Sa femme lui apportait ses chaussons, lui servait un verre de vin et se tenait assise près de lui, inoccupée et silencieuse, jusqu'à l'heure du dîner. Un repas sans partage, la pensée arrimée au mouvement mécanique des mâchoires. De temps à autre fusait à l'adresse de l'un ou de l'autre un ordre, une remontrance, une parole coupante qui n'admettait pas de réplique. L'intéressé s'exécutait, ou hochait la tête pour accuser réception du message paternel. Pas une protestation, jamais une contestation.
Du haut de ses cinq ans la Petite (la fille de l'aîné de la famille) abordait le pater familias avec un mélange de crainte et de curiosité. Le soir après qu'il fut rentré du travail, elle venait timidement s'asseoir à ses côtés. L'homme montrait du doigt le buffet, et sa femme lui apportait une grande boîte en fer blanc, qui ne contenait qu'un seul et unique objet: un mince cahier à la couverture marron où était inscrit en lettres manuscrites «cahier de brouillon». Il tirait alors de l'une de ses poches trois ou quatre vignettes, que la fillette s'appliquait à coller dans le cahier. Tous deux s'attardaient à admirer la robe noire sillonnée de coulées rouges d'un vulcain ou la mosaïque jaune et noire ourlée de bleu d'un grand porte-queue. L'enfant s'aventurait dans cette contrée que l'homme n'avait créée que pour elle, où la magie des couleurs l'entraînait vers l'insondable mystère du sens: elle parvenait tout juste à nommer la belle-dame, restait sans voix quand un «pa» et un «on» s'acoquinaient et échouait à percer l'énigmatique association s/p/h/i/n/x.
Après la naissance du bébé, la Petite et ses parents déménagèrent. Lors de ses visites dominicales, il ne fut plus jamais question du cahier aux papillons. L'irascible grand-père l'avait-il définitivement emprisonné dans la boîte en fer, condamnant ainsi à jamais le seul sentiment qu'il ait jamais exprimé?
Photo FLD

samedi 4 avril 2009

100 décibels


Ronronnement sourd, régulier, monotone qui s'étouffe en un chuintement. Bourdonnement qui s'intensifie, s'amplifie en un long rugissement, s'apaise peu à peu. Et soudain reprend de plus belle. Ça vrombit, hoquette, s'emballe, se déchaîne et meurt en un soupir. Répit. Interminable mugissement, qui enfle, gronde, tonne. Puis ça grince, ça crisse, ça vrille, ça fuse. Sifflement aigu. Stridulation assourdissante. Brusquement, ça se propulse en un souffle formidable qui emporte tout sur son passage. Silence. Le calme après la tempête.
Ronronnement sourd, régulier, monotone… Et en avant la musique!

Photo YLD