dimanche 25 juillet 2010

Appassionata


Elle gisait sur le sol, le nez brisé, la mâchoire fracassée, une large entaille lui zébrait la joue. Elle pleurait en silence, de douleur ou de désespoir.
Quand elle tomba, un cri d'effroi déchira le murmure feutré des conversations. Une alarme rugit, semant la panique parmi quelques personnes, qui se ruèrent vers la sortie. La plupart restaient clouées sur place, médusées par l'horreur de la tragédie qui venait de se dérouler sous leurs yeux. Cinq hommes en uniforme firent irruption dans la pièce. Deux d'entre eux se précipitèrent au chevet de la victime, tandis que leurs collègues poussaient les visiteurs hors de la salle, les engageant à garder leur calme. Lorsqu'ils passaient devant Marie-Noëlle, qu'un gardien tenait fermement par le bras, ils foudroyaient la coupable du regard; les plus virulents décrétant que sa place était à l'hôpital psychiatrique. Pantelante, Marie-Noëlle ne quittait pas des yeux le visage ravagé de Dora. Depuis des années, elle rêvait de cette rencontre. Dora, l'incarnation de l'amour: passionné, tragique, destructeur.
Durant des heures, Marie-Noëlle avait scruté les traits défaits de Dora, en fouillant d'un œil inquisiteur les moindres détails, écartelée entre effarement et jalousie. Subjuguée. Discrète jusqu'à l'inconsistance, elle se savait incapable de faire jaillir ne serait-ce qu'une étincelle de désir chez un homme. Emmurée dans ses robes en tweed invariablement beiges, elle était transparente, même les étudiants qu'elle côtoyait chaque jour à la fac de Limoges, où elle préparait un master d'arts plastiques, ne la voyaient pas. Ces garçons si directs, si brusques, dont elle redoutait les assauts fougueux dans l'intimité. Le soin méticuleux que Marie-Noëlle mettait à justifier, intellectuellement, esthétiquement, son intérêt quasi obsessionnel pour le portrait de Dora n'exhibait que plus crûment sa fascination pour le peintre de génie qui avait magistralement brisé la belle amoureuse. Ce terrible amant, féroce et sublime. Elle s'approcha au plus près du tableau; l'interroger ne lui suffisait plus, elle voulait s'approprier l'impulsion d'où avait surgi la forme. Elle réinventerait le geste du maître, recréerait Dora. Elle planta son crayon dans la toile comme on porte l'estocade, vengeant le bonheur bafoué des femmes délaissées.
Photo YLD

dimanche 11 juillet 2010

Inquiétante étrangeté


Même pas une forêt. Quelques hectares de pins qui bordaient la route menant au village. On y faisait à peine attention lorsqu'on longeait le bois en début d'après-midi pour aller faire les courses. Au retour, à la nuit tombée, c'était une autre affaire. On nous l'avait tant de fois raconté cette histoire. L'homme avait débarqué un beau jour dans le hameau avec sa famille. Il venait d'acheter la ferme du vieux Mathurin, mort six mois auparavant; une bicoque qui n'intéressait pas l'héritier, le neveu établi à Marseille. On ne l'avait pas rejeté le nouveau venu. On l'ignorait. Non que le bonhomme fût désagréable –travailleur, sobre, prêt à rendre service–, mais il n'était pas d'ici. Un Breton ou un gars du Nord. Ça ne faisait pas grande différence; il venait d'ailleurs.
On l'avait retrouvé pendu dans le bois. Il était enterré depuis dix jours déjà, quand Marius déclara avoir vu, la veille au soir alors qu'il rentrait de la foire, l'étranger se balancer à une branche. Personne ne le crut; sacré Marius, il avait encore dû forcer sur le canon. On rigola moins lorsque, quelques semaines plus tard, Cyprien, qu'une bête malade avait retenu tard à l'étable, jura ses grands dieux avoir vu le défunt danser la gigue accroché à son arbre. Fallait-il être une âme damnée pour tourmenter ainsi les braves gens! Puis ce furent Joseph, Baptiste, la Louise qui, croix de bois, croix de fer, affirmèrent l'avoir vu, et jusqu'à monsieur le curé –que la sainte Vierge le protège! Tous en convenaient à mots couverts: mieux valait ne pas trop s'attarder la nuit du côté du «bois du pendu».

Bien sûr, nous, les petits Parisiens qui venions passer les vacances d'été dans la famille, nous n'y croyions pas à ce revenant. Nous proclamions crânement que ce n'étaient que des histoires de bonnes femmes, que ça ne tenait pas debout. Et nous ne manquions pas d'arguments à opposer à ces pauvres crédules: leur fantôme? Le jeu de la lune à travers les pins, une branche cassée que le vent remuait… Il n'empêche qu'en rentrant du village, aux dernières lueurs du jour, nous ne nous éloignions guère les uns des autres et nous surprenions à jeter des regards furtifs vers le bois. Et si aucun d'entre nous ne l'aurait avoué, nous avions la sensation qu'IL était bien là.
Depuis plus de 70 ans, le pendu portait les petites peurs quotidiennes, un peu honteuses, de ces honnêtes paroissiens, et surtout la grande, celle de l'Etrangère qui vous attend fatalement un jour ou l'autre au coin du bois, qui s'invite chez celui qu'elle a choisi, et que nul n'a jamais pu chasser.
Photo YLD