samedi 29 mai 2010

Feinte


Une invitation à l'Olympia, la programmation du festival Rock in the field, des communiqués de presse… Bref, le courrier habituel que recevait Stéfan Rougier, rédacteur en chef du magazine Musicos. Et une pochette kraft, d'où glissa, lorsqu'il l'ouvrit, trois grosses pièces de puzzle, de ceux que l'on offre aux jeunes enfants. Comme si je n'avais que ça à faire!, grommela Stéfan Rougier en faisant disparaître le tout au fond d'un tiroir. Le lendemain, jeudi 21 avril, la même enveloppe kraft arriva et, comme la veille, il y découvrit trois pièces de puzzle. Intrigué, il étala les morceaux de carton sur son bureau et constata que le motif original avait été recouvert d'une autre image. Où ce farfelu voulait-il en venir? Ses réflexions en restèrent là: énième caprice de starlette, Jennifer Lory venait d'annuler la séance photo pour la couverture. La cata! Alors l'autre et son jeu de piste…
Le même scénario se répéta le vendredi 22, puis le mystérieux expéditeur sembla abandonner la partie. Après une semaine de répit, il recommença son manège. Stéfan Rougier se torturait les méninges: qu'est-ce que ça pouvait bien signifier? A intervalles réguliers, lui parvenait un indice supplémentaire. Cette histoire était grotesque, et elle commençait à sérieusement l'énerver. Aussi, à l'issue de la conférence de rédaction, il aborda le sujet tout de go: ça suffit, on a assez ri. Si c'est à ça que vous passez vos journées, pas étonnant que je sois obligé de vous courir après pour récupérer vos papiers! A l'accueil que l'assistance lui réserva, il comprit qu'il faisait fausse route. Certains rédacteurs, visiblement agacés, lui suggérèrent de prendre un peu de vacances; quelques-uns le raillèrent ouvertement: Rougier t'as fumé la moquette! Tous trouvaient son attitude puérile, si ce n'est passablement ridicule. Fais tourner tes bouts de carton, qu'est-ce qu'il y a dessus, s'enquit Mehdi, qui alimentait la rubrique rap. Piteux, Stéfan Rougier dut admettre qu'il n'en savait rien. Il s'enferma dans son bureau et entreprit de reconstituer le puzzle. Ce ne devait pas être bien sorcier, vu qu'il disposait tout au plus d'une dizaine de pièces: une main lançant une balle rouge, une tête d'hercule de foire, un visage masculin maquillé en blanc, des pavés, une trompette et ce qu'il devinait être des fragments d'un tissu noir et blanc. Le 5 mai, il réceptionna un cheval blanc et une fenêtre. Dans le courant du mois, il entra progressivement en possession de bras et de jambes d'hommes, de pans de mur en brique, de feuillage et d'une tête de nain coiffé d'un borsalino. Il connaissait ces images. Elles provenaient de… C'était d'une cruelle évidence, il le sentait, mais ça lui échappait.
Le 25 mai, l'hôtesse d'accueil remit à Stéfan Rougier une reproduction de la pochette de Strange days habilement pliée pour former une enveloppe renfermant le CV de Gaspard Balsari, jeune journaliste spécialiste de rock. De Dieu! rugit Stéfan Rougier en envoyant le CV au panier.
Le 15 juin, Musicos consacrait sa une au son West Coast et publiait l'article d'un nouveau collaborateur, un certain Gaspard Balsari.
Photo YLD


samedi 15 mai 2010

Relations humaines


Plus dix points, moins cinq points, plus trois points. C'est assez bon; en tout cas, ça reste correct. Duplantin maîtrise son segment d'activité. Il n'atteint plus les pics d'il y a deux ans, mais la crise sévit, malmène tout le monde. Ses concurrents se portent même plus mal, certains coulent à pic. Le directeur ne l'ignore pas. Il veut lui donner un petit coup d'aiguillon, c'est sa méthode.
-Je vous présente Cyril Lavallière. Il reprend votre unité. Il sera opérationnel dès demain. Je compte sur vous pour lui passer le relais.
-Le relais?
-Vous m'avez parfaitement compris. Quant à vous, prenez un peu de distance. Ressourcez-vous.
Non, justement, Duplantin ne comprend rien à ce revirement. Ce n'est pas ce jeune freluquet qui va lui en remontrer. Tous ses diplômes estampillés grandes écoles ne remplacent pas vingt ans d'expérience. Il faut avoir du nez dans ce boulot. Savoir appâter le client, le ferrer au moment opportun. Attendons de le voir à l'œuvre ce bêcheur.
Règle numéro 1: occuper le terrain. Duplantin arrive au bureau à neuf heures, relève ses mails, de moins en moins nombreux, décroche encore de temps en temps son téléphone. On l'éconduit ou on le met en attente. Son interlocuteur n'est jamais disponible, oublie de le rappeler. Dans les couloirs, ses collègues font brusquement demi-tour pour ne pas le croiser. A l'heure du déjeuner, l'un prétexte un repas d'affaires, un autre un rendez-vous avec une vieille connaissance; les plus timorés décommandent à la dernière minute, invoquant une surcharge de travail, un dossier à boucler d'urgence et préfèrent avaler un sandwich devant leur ordinateur que de s'afficher avec lui au self.
Dans les premières semaines de sa dégradation, il surveillait sa boîte aux lettres, sûr qu'un matin arriverait la fatidique missive lui signifiant son licenciement. Pas de courrier, pas d'explications. Il est purement et simplement nul et non avenu. Démissionner? Impossible. Il y a le crédit de la maison à rembourser, les traites de la voiture à honorer, et puis le voyage aux Bahamas qu'il a promis à Josiane. Depuis qu'il a accepté de lui offrir ces vacances «de rêve», elle collectionne les catalogues des agences de voyages et a acheté une tenue pour chaque occasion: les excursions, les dîners dansants, les soirées en tête à tête. Il doit faire preuve de ténacité; seuls les plus forts survivent.
Règle numéro deux: surprendre l'ennemi. Arrivé à neuf heures comme chaque jour, Duplantin ôte les trois étagères de l'armoire adossée au mur du fond. Sur la plus haute, qu'il a laissée en place, il dispose des paquets de pain de mie, des packs de bière, du saucisson, des boîtes de sardines à l'huile, des pommes, des tablettes de chocolat. Il coince un coussin contre la paroi pour pouvoir s'y appuyer à peu près confortablement et s'assoit sur celui qu'il a posé sur le sol de l'armoire. Il ajuste le casque de son iPod sur ses oreilles et lance à plein volume The Man Machine, de Kraftwerk. Duplantin a investi les lieux depuis trois semaines lorsque le PDG, escorté des membres du CHSCT, fait irruption dans le bureau. Il considère, les yeux écarquillés, le cataclysme qui a dévasté la pièce: des vêtements, des épluchures, des cannettes vides jonchent le sol. Surmontant difficilement sa répugnance, il grommèle, d'un ton où la colère le dispute au mépris:
-Qu'est-ce que c'est que ça?
Sans un regard pour ses visiteurs, Duplantin lève le doigt vers le panonceau accroché en haut du meuble: directeur commercial au placard.
Photo FLD

dimanche 2 mai 2010

Playtime


Ça ne se fait pas. On ne disparaît pas du jour au lendemain sans un mot d'explication. Que tu n'aies pas jugé utile d'indiquer à ton patron les raisons de ta démission, que tu te sois contenté d'envoyer une lettre des plus lapidaires à tes parents, que tu te sois abstenu d'en avertir les autres copains, je veux bien. Mais ne rien me dire à moi, ton meilleur ami, ton alter ego! Un accident, une dépression, le syndrome de Korsakoff, j'ai tout envisagé. Pendant des mois, j'ai exploré les hôpitaux, les établissements psychiatriques, les maisons de repos; j'ai lancé des avis de recherche, diffusé ta photo dans les journaux, sur Internet; j'ai placardé ton portrait dans tous les lieux publics. Wanted, je veux retrouver mon pote. Ah, tu as bien dû te marrer, mon salaud!
Et puis il y a environ deux mois, j'ai compris. Le Salon du livre allait ouvrir ses portes. Les magazines littéraires et les pages culturelles des quotidiens annonçaient, comme chaque année, les noms des belles plumes qui honoreraient cette manifestation de leur présence. L'information fut lancée sur Twitter, puis plusieurs blogs firent peu à peu allusion à la participation exceptionnelle d'un certain Mark Danasen, dont l'œuvre transcendait tous les mouvements artistiques actuels, assurait-on ici et là. Les forums commencèrent à bruire de critiques élogieuses, de recommandations enthousiastes, qui ne tardèrent pas à se convertir en une véritable adulation: Mark Danasen est colossal, immense, magistral, une personnalité sublime, inouïe, prodigieuse… et un parfait inconnu. Les éditeurs fouillèrent en vain la masse de manuscrits reçus et refusés, aucun galeriste ne se souvenait avoir vu une quelconque création signée de ce nom. Sur le Net, on ne pouvait découvrir que quelques bribes de la production du déjà cultissime démiurge. Et pour cause, arguaient ses thuriféraires, puisque Mark Danasen n'est évidemment pas un simple écrivain-plasticien, aussi génial, aussi original fût-il. C'est un performer complet qui a élaboré un concept phénoménal: le sonic writfism –soit l'intrication du noise, de l'activ writing et du graphism design, plus précisément le motion design–, que l'on abrégea bientôt en sofism.
Si Mark Danasen et le sofism alimentaient toutes les conversations, toutes les rubriques, toutes les chroniques, personne n'avait encore pu en admirer la moindre réalisation. On épluchait les catalogues des expositions d'art contemporain, on décortiquait les programmes des concerts de musique alternative attendant fébrilement le jour où, enfin, Mark Danasen livrerait la première expression de son génie. Alors quand l'incroyable nouvelle tomba, le Web frisa l'hystérie: le 30 juin, Mark Danasen sera sur scène à Londres avec les Residents pour un live unique.
D'accord, mon hoax n'est pas aussi sophistiqué que ton sonic writfism, mais les Residents, j'étais sûr que tu pigerais tout de suite (ils sont toujours les plus grands, hein?). C'était trop tentant de te prendre à ton propre jeu. Allez, mec, in Mark Danasen I trust.
Photo YLD (merci Tristan)