jeudi 29 décembre 2011

Futur antérieur


–Bonsoir Vincent.
–Maman, il s'appelle Guillaume!
–Ah oui, Guillaume bien sûr. Je suis désolée.
Mon Dieu, c'est effrayant comme ce garçon ressemble à Vincent. Le même visage fin, un peu anguleux, les yeux mordorés, le sourire moqueur et jusqu'à la tessiture de sa voix, légèrement plus grave peut-être. La même attitude. Il se tenait devant moi, décontracté, sûr de lui, prêt à tout oser sachant qu'il retombera immanquablement sur ses pattes. Comment ai-je pu réagir aussi sottement? L'émotion de la première rencontre avec l'homme qui partage la vie de Mina, la vie de ma fille. Sans doute…
Vincent et moi avions le même âge. Il aurait probablement aujourd'hui le physique de mon mari: les tempes grisonnantes, des poignées d'amour et des rides au coin des yeux. Ce jeune homme, ce Guillaume, pourrait être son fils. Mais non, c'est absurde! Vincent a disparu deux ou trois ans après notre rupture, enlevé lors d'un périple en Amérique latine et vraisemblablement exécuté par ses ravisseurs. «Guillaume est un garçon intelligent, raisonnable, doux, attentionné», avait insisté Mina, nous sentant un peu inquiets son père et moi à l'idée qu'elle allait nous présenter son amoureux.

-Et si nous passions à table.
La soirée a été très agréable. Mon mari était rassuré, visiblement son futur gendre lui convenait. Guillaume, lui, s'est montré charmant, drôle, réfléchi, cultivé sans être pédant, prévenant. Mina était aux anges. Pourquoi suis-je de plus en plus mal à l'aise? J'ai beau me remémorer chaque instant de notre dîner, rien ne justifie l'angoisse qui m'étreint. Rien, si ce n'est Guillaume, son visage m'obsède, me réveille la nuit, me hante. Que m'arrive-t-il? Je ne suis pas une mère possessive. J'ai toujours laissé Mina choisir ses amis, décider de ce qu'elle voulait faire, de la vie qu'elle souhaitait mener. Guillaume, le sympathique et séduisant Guillaume, me terrifie.
–Allô, c'est Vincent.
–Vincent?
–Enfin Guillaume.
–Je ne voulais pas vous froisser l'autre soir, je…
–Allons, tu as tout de suite su que c'était moi, n'est-ce-pas? Depuis, tu essaies de comprendre. Ton supplice ne fait que commencer, ma chère. J'étais trop volage, trop superficiel pour toi. «Restons-en là Vincent, préservons notre amitié», un dénouement grotesque, qui me ridiculisait. Quand j'ai appris par ma sœur –elle n'a jamais rien pu me refuser, pas même de trahir sa meilleure amie– que tu venais d'avoir une fille, j'ai mis en scène ce kidnapping par des guérilleros colombiens. Avoue que c'était plutôt bien manigancé. Et puis je… –ma chère, tu n'imagines pas ce qu'il est possible d'obtenir si on y met le prix– je me suis fait cryogéniser. Des micropuces implantées dans le cerveau, les poumons et le cœur m'alimentaient en oxygène afin d'éviter la dégénérescence des cellules. Je sommeillais à moins 196°C. Ta fille grandissait, s'épanouissait, guettant les premiers émois de son cœur. Je suis resté en stand by pendant dix-huit ans. Quelques mois de remise en forme après mon réveil, et voici Guillaume, brillant thésard, tout disposé à encadrer les étudiants en licence de droit, ravi d'aider Mina. Des TD à préparer, une fête chez une copine, un concert… Je l'ai enchaînée à moi, captive consentante, candide et espiègle. Pour toi, les années ont passé, le temps ne t'a pas épargnée. Tu es devenue une femme mûre, ravissante encore, mais vieillissante. Tu es devenue la mère de la jolie Mina, dont je suis le jeune amant…
Photo: YLD

samedi 10 décembre 2011

Alors, heureux?



Tout a une raison, une explication. Pierre a perdu ses clés. Il est ennuyé, mais il n'y a pas de quoi en faire un plat. Il demandera à sa femme de lui prêter les siennes et en fera faire un double. Paul a perdu ses clés. Il est d'une humeur massacrante, se reproche son étourderie, qui va lui coûter une bonne demi-heure chez le serrurier pour se procurer un double de celles de sa femme.
Pierre n'a pas obtenu la promotion qu'il espérait. Il est certes déçu, mais ne doute pas que d'autres occasions se présenteront. Paul n'a pas obtenu la promotion qu'il attendait. Il est furieux, peste contre sa hiérarchie, soupçonne ses collègues de lui avoir mis des bâtons dans les roues.
Bref, Pierre est plutôt satisfait de l'existence qu'il mène, il ose même parfois avouer qu'il est heureux. Paul reconnaît qu'il y a pire, concède que sa vie ce n'est pas le bagne, mais, s'empresse-t-il généralement de nuancer, pas le paradis non plus.
Vous en déduirez que Pierre est doté d'un naturel optimiste, alors que Paul a tendance à broyer du noir. Une question de dispositions, de personnalité, de philosophie, conclurez-vous. Une affaire d'acides aminés, objecteront les scientifiques. Et de vous expliquer que nous possédons tous un gène 5-HTT, le transporteur de la sérotonine, ce neurotransmetteur qui régule notre humeur. Or, ce gène existe en deux versions: longue ou courte. Chacun de nos parents nous en transmet un exemplaire. Certains d'entre nous ont le privilège d'en recevoir deux longs. D'autres, moins chanceux, en récupèrent un long et un court. Les plus mal lotis doivent se contenter de deux courts. Selon la taille des brins d'ADN dont vous avez hérité, vous serez prédisposé à voir votre quotidien sous un jour radieux, maussade ou franchement ténébreux. A quoi ça tient le bonheur!
Photo: YLD

dimanche 27 novembre 2011

Anamorphose


Depuis dix ans que Bernard surveille la salle des petits maîtres flamands, les tableaux, essentiellement des portraits, sont de vieilles connaissances. Il avoue éprouver de la tendresse pour La Fille du bourgmestre et s'être lié d'amitié avec Jan Van Maes et sa femme Gertrud. Ces derniers temps, ce riche drapier lui donnait du souci. Bernard avait l'impression que la physionomie de Jan se modifiait, ou plus exactement se dénaturait. Non pas une altération des pigments ni une détérioration de la toile sous l'effet de l'humidité ou de la lumière. Quelque chose d'imperceptible, de plus sournois. Il fallait avoir fréquenté cette œuvre des heures durant, jour après jour, pendant une décennie pour déceler la transformation qui s'opérait. Jan semblait lutter contre un ennemi invisible. Il perdait de sa superbe. Par moments, ses yeux dardaient des éclairs de fureur, puis ses traits se crispaient de douleur, se distordaient de frayeur. Au retour des vacances de Noël, Bernard dut se résoudre à admettre que si la structure du visage n'avait pas changé, la bouche pincée, au pli amer, et l'insondable tristesse qui noyait le regard n'appartenaient pas au drapier.

Nous étions bons amis, n'est-ce pas Jan? Je le croyais. Des amis d'enfance, des amis pour la vie. Les gens s'amusaient de notre ressemblance, notre physique était à l'image de notre complicité. Tu as hérité du négoce de ton père, tu es devenu un personnage influent, si jeune encore. Je suis resté peintre. Je ne t'enviais pas. Que m'importait ta richesse, j'avais mon art et surtout j'avais Gertrud! Je le croyais. C'est toi qu'elle a choisi. Tu es venu, contrit, m'annoncer votre mariage –presque t'en excuser. J'ai fait bonne figure. J'ai même accepté, l'année suivante, quand tu a été admis à la prestigieuse guilde des drapiers, de faire ce portrait en ton honneur. Tu poses, altier, à côté de Gertrud. Mais la jalousie me rongeait, la haine me dévorait. J'ai fait un pari insensé: le temps me vengerait. J'ai peint mon visage, puis j'en ai légèrement remodelé les traits à l'aide de touches de pastel et d'une fine couche de vernis, en jouant sur l'opacité. Il en émanait une profondeur qu'on ne te connaissait pas, disait-on, mais qui te flattait. Comme tu étais fier de ce portrait! Tu vantais à l'envi mon talent. Grâce à toi j'ai eu une belle clientèle, tous les bourgeois de la ville me passaient commande, et me payaient généreusement. J'ai vécu dans l'aisance, mais j'ai vécu seul. Je résidais dans ton ombre, le cœur accroché à Gertrud. J'ai tout misé sur mon subterfuge. J'ai attendu. Cinq cents ans. Tu frémis d'effroi, pauvre petit Faust, qui ne savait même pas qu'il avait signé le pacte!
Photo: YLD

vendredi 11 novembre 2011

Vipère au poing


Agathe était sublime, sublimement inaccessible. Une de ces beautés froides qui coupent tout élan amoureux, toute spontanéité. Une icône que l'on vénère secrètement, à qui l'on voue une passion muette, déférente. Je me pliais à ses volontés, j'allais la chercher à une heure du matin à une fête où l'on n'avait pas jugé bon de m'inviter, je lui tenais compagnie lors des longs week-ends pluvieux dans la maison de campagne familiale. Son humeur charmante virait brusquement, brutalement, à la moquerie, au dédain. Je n'éprouvais aucune honte, je courbais l'échine, jusqu'à la prochaine embellie, toujours de courte durée. J'étais la risée de son petit monde, un ver de terre amoureux d'une étoile, entendais-je souvent ricaner dans mon dos. Non, je n'aimais pas Agathe, j'étais ébloui, médusé, pétrifié dans l'attente docile de la relégation qui me rendrait ma liberté, m'autoriserait à être à nouveau moi-même. Fatalement, le jour viendrait où je serai coiffé au poteau par le musculeux professeur d'éducation sportive, blacklisté par le proactif directeur commercial, expurgé par le retors consultant en stratégie financière qui paradaient autour d'Agathe. Durant tout un été, j'ai cru que le vigoureux garde du corps qui avait entraîné Agathe sur la Côte d'Azur avait enfin brisé mes chaînes. Puis une nuit elle a colonisé mon deux pièces, me réduisant en esclavage, radieuse, réjouie, impitoyable. Désormais, je ne devais plus seulement être à l'écoute de ses désirs, satisfaire ses caprices, mais les devancer, les élucider. Le moindre faux pas tantôt m'attirait d'aigres récriminations, tantôt me valait les plus fougueuses sollicitations.
Au volant de ma Megane, Motörhead à fond, je fonce droit devant moi, pied au plancher. J'avale les kilomètres. Accélération, débrayage, cinquième, braquage, contre-braquage, drift. Je gère, je maîtrise, je domine. La moue dédaigneuse et le sourire sardonique d'Agathe s'encadrent dans le rétroviseur. 160, 190, 200, 250, 290… Rétrograder, demi-tour au prochain rond-point. Je te déteste Agathe. Tu me méprises. La haine nous soude l'un à l'autre plus qu'aucun amour ne le pourrait. Tu es le venin, je suis l'antidote.
Photo: YLD

samedi 29 octobre 2011

L'homme approximatif


J'ai été un auteur reconnu, talentueux, affirme-t-on, couronné par quelques prix prestigieux. Pas assez célèbre pour qu'on parle encore de moi, après cinq années de mutisme littéraire. Ou alors pour persifler mon manque d'inspiration, le fameux syndrome de la page blanche. Disons plutôt que je n'y crois plus. Ne raconte-t-on pas toujours la même histoire, que l'on affuble d'oripeaux plus ou moins habilement relookés? Inutile d'ajouter encore à la masse de radotages. J'en étais là de mes réflexions quand une missive peu amène de mon banquier relégua mes conjectures sur les belles-lettres loin derrière un impératif arithmétique: convertir le solde négatif de mon compte en nombre positif. Le joli pécule que j'avais amassé grâce à mes succès de librairie avait fondu comme neige au soleil. J'allais devoir me remettre à écrire, puisque c'est la seule chose que je sache faire. Fi de la littérature! Il me faut de l'efficace, du rentable, du lucratif. Je serai écrivain public.
Sans être fructueuse, mon activité me permet de renflouer un peu mes finances. Outre des courriers administratifs –ce genre a ma préférence, car il ne fait appel qu'à mes qualités rédactionnelles et à mes connaissances juridiques–, j'ai eu à rédiger quelques lettres de rupture, deux ou trois déclarations d'amour. Et une bonne dizaine de biographies. Des tranches de vie souvent attendrissantes, quelquefois édifiantes, parfois poignantes ou tragiques, mais qui n'ont fait qu'asseoir ma conviction: finalement, c'est toujours la même histoire!
Les mots ont-ils été sollicités au point qu'ils en sont condamnés à un perpétuel ressassement? Exsangues, stériles, ineptes, séniles? Mettre un bonnet rouge au dictionnaire ne suffit plus, il faut que les verbes se dévergondent, les adjectifs s'enivrent, les substantifs s'encrapulent, que le style s'ensauvage. Et pourquoi ne serais-je pas l'artificier de cette déflagration linguistique? Je me suis mis à collecter dans un calepin des mots abordés dans un livre ou un journal, accostés dans une conversation, croisés à la radio, aperçus à la télévision, côtoyés en voyage. De ce tohu-bohu jaillirait inéluctablement… Rien, j'ai égaré mon carnet.
-Jetez donc un œil à ce petit recueil, m'invite, enthousiaste, mon libraire. Le manuscrit, anonyme, aurait été déposé dans la boîte aux lettres de l'éditeur; il a remporté l'unanimité du comité de lecture. Une approche novatrice, très personnelle, et –c'est rarissime pour des poèmes– il se vend bien, insiste-t-il en me tendant… la version imprimée de mon thésaurus.
–Je n'ai jamais rien compris à la poésie, grommelai-je en abandonnant «mon» chef-d'œuvre au profit des œuvres complètes de Tristan Tzara.
Pièges de miel, Galite Allouche, photo YLD

samedi 15 octobre 2011

I would prefer not to


De longs bâtiments en béton se dressent de part et d'autre d'une rampe sur laquelle stationnent des chariots à propulsion aérodynamique dans l'attente de leur chargement. A l'intérieur des bâtisses s'alignent trois rangées de plans de travail. Y sont assis côte à côte des hommes et des femmes, hors d'âge. Visage livide, inexpressif, yeux éteints. Devant eux défile un tapis roulant chargé de composants électroniques. D'un geste lent et régulier, ils saisissent une diode, une puce, une led, un processeur…, l'introduisent dans une machine scellée dans la table. Si un voyant vert s'allume, la pièce peut être réparée, elle est déposée dans le bac de gauche. Si le voyant rouge clignote, elle doit être refondue, usinée à nouveau, elle est placée dans le bac de droite. On n'entend que le chuintement du tapis entrecoupé des soupirs de la machine lorsqu'elle absorbe, puis restitue le matériel. Parfois, l'un des contrôleurs s'effondre sur le plan de travail. Un signal retentit. Des infirmiers se précipitent vers l’auxiliaire défaillant, lui injectent un sérum régénérescent. Quelques minutes plus tard, il a repris sa place et ses gestes mécaniques. Il arrive que le malaise soit plus sérieux et qu'il faille recourir à la consolidation assistée par ordinateur (CAO). Grâce à une exploration tomodensitométrique, les spécialistes repèrent l'organe défectueux –valvule cardiaque, neurone, fibre musculaire, alvéole…–, y infiltrent des nanomolécules, et le «mécanisme» est à nouveau en état de marche. La CAO permet à la majeure partie des ageless de fonctionner correctement jusqu'à 97 ans, 100 ans pour les plus résistants. Cette technologie a été développée dans le cadre d'une politique sociale raisonnée visant à mettre un terme au gaspillage des ressources qui grevait la société au siècle dernier: dès 65 ou 70 ans, ceux que l'on appelait alors les retraités dilapidaient leur énergie dans des activités improductives –voyager, cultiver leur jardin, s'occuper de leurs petits-enfants… La CAO reste encore onéreuse du fait de sa mise en œuvre relativement récente. A l'avenir, son coût sera considérablement réduit puisque l'introduction de nanomatériaux se fera progressivement dès le plus jeune âge, au tout premier dérèglement, serait-il bénin, d'un organe: une appendicite, une fracture, une bronchite.
Martin tend le bras vers le tapis roulant. Son geste se fige. Il recule son siège et se tient immobile. Son regard plane au-dessus de ses vis-à-vis. La caméra de surveillance a détecté le dysfonctionnement. Un infirmier s'approche de Martin, lui prend le pouls, le questionne. L'auxiliaire Martin Ageard est hors service. Incompréhensible: sa dernière CAO remonte à dix jours à peine. C'était sa sixième intervention. Martin est fatigué de son existence sans vie. Il veut qu'on le laisse tranquille, inactif, inutile. Dorénavant, il s'abstiendra, se récusera, opposera la force de l'inertie.
Photo: YLD

vendredi 30 septembre 2011

Yolanda, be cool!


Nous aurions dû nous méfier. Ne pas nous laisser bercer par son nom irénique. La paix, tu parles! Imprévisible, impulsive, irréfléchie. Une chipie, qui nous a fait tourner en bourrique toute une journée, trépignant, sanglotant, faisant mine de se calmer, pour se déchaîner de plus belle. L'avait-on contrariée? Vexée? Blessée? Aucunement! La demoiselle est capricieuse, voilà tout. Il faut dire qu'elle a de qui tenir, Irène. Bien avant elle, Betsy et Camille se sont distinguées par leur mauvais caractère. Prenant un malin plaisir à tout bousculer sur leur passage, à mettre tout le monde sur les nefs. Horripilantes. Il n'y en a pas une pour rattraper l'autre. L'aînée d'Irène, Katrina, la gloire, l'orgueil de la famille, est une véritable furie, une harpie, un virago, qui sème la terreur autour d'elle. D'une bourrade, elle vous flanque par terre. Ecumant de rage, elle vous noie sous un flot d'invectives furibondes. Ses emportements sont redoutables, ses colères sauvages. Quant à Katia, la petite dernière, elle n'a rien trouvé de mieux, il y a quelques semaines, alors qu'on se remettait à peine de la visite tumultueuse de sa sœur, de jouer les enquiquineuses. Décidément, une mauvaise engeance, les Hurricane! Et l'on peut faire confiance aux benjamines, elles ne démériteront pas. Il est à craindre que l'on n'ait à
s'accommoder des sautes d'humeur d'Ophélia
tolérer les lubies de Mélissa
subir les extravagances de Félicia
endurer les frasques de Wanda
supporter les excentricités de Norma
souffrir les coups de folie de Yolanda
Photo: YLD

samedi 17 septembre 2011

Animalerie


Je n'étais jamais allée chez Magali. Personne n'allait jamais chez Magali. Pour qu'elle me demande de passer après le travail, elle devait être vraiment mal en point. Ne sachant trop ce qu'elle attendait de ma visite, j'avais fait quelques courses, acheté un bouquet de fleurs. En congé maladie depuis dix jours, elle avait probablement un bon coup de blues. En temps ordinaire, elle n'était pas du genre à se confier. Dire qu'on ne savait pas grand-chose d'elle est un euphémisme. Au bureau, cela alimentait même les plaisanteries sur la double vie de Magali.
Quand Magali m'introduisit dans son salon, une pièce minuscule, il me fallut tout mon tact et ma bonne éducation pour ne rien laisser paraître. J'hésitais entre angoisse et fou rire. L'arche de Noé.
–J'ignorais que tu aimais tant les animaux.
–Ça s'est fait comme ça Je n'ai jamais eu beaucoup de chance avec les hommes. Pourtant, tu vois, je reste fidèle. Tiens Jojo -un basset aux yeux chassieux-, le plus vieux de la tribu, on vit ensemble depuis quinze ans. Mon premier fiancé était chauffeur de taxi. On devait se marier, mais la veille de la cérémonie, il est revenu sur sa promesse, prétendant qu'il n'était pas prêt, qu'il avait besoin de réfléchir, d'ouvrir une parenthèse. Il ne l'a toujours pas refermée. Quand j'ai compris qu'il avait détalé, je n'ai plus eu le goût à rien. Et puis j'ai croisé Jojo, abandonné par ses maîtres en plein hiver. Michou –un canari à la voix cassée–, je l'ai connu juste après. Comptable dans une grosse entreprise, un homme sérieux, avec un bel avenir. Dommage qu'il n'ait jamais pu quitter sa mère. Je suis tombée amoureuse de Riton –un perroquet arrogant–, représentant en parfumerie, élégant, qui savait parler aux femmes. Seulement voilà, il avait une collection de maîtresses et n'entendait pas les sacrifier à une seule. Heureusement, j'ai rencontré Fifi –un fier abyssin– venu tenter sa chance en France; il n'a pas résisté au mal du pays. C'est alors que j'ai fait la connaissance de Loulou –le teckel-plombier–, que sa femme a rapidement ramené à la niche. Je me suis consolée avec Denis –le chinchilla-facteur–, qui rêvait d'aventure; il est parti, sans moi, à la conquête des grands espaces américains. Je n'ai pas su davantage retenir Roland –le hamster-pompier–, et Lulu –le boa-routier. Il ne manque que Diego, un bel étudiant mexicain venu apprendre le français à Paris…
–Diego?
–Un superbe iguane vert. Quand il a atteint presque 2m, je n'ai pas pu le garder. Ça m'a brisé le cœur de le donner à un zoo.
J'ai refusé le thé que me proposait Magali, ai bredouillé «bon rétablissement» et j'ai pris la poudre d'escampette. Sortir de ce cauchemar, retrouver Charles, mon homme à moi.
-Salut ma biche, murmura Charles en m'embrassant.
Photo: YLD

dimanche 4 septembre 2011

L'âge d'or


On dit qu'en des temps lointains, que nos grands-parents ont à peine connus, les gens avaient coutume de «manifester». Je m'explique. Hommes et femmes, de tous âges, défilaient dans les rues pour contester une réforme qu'ils jugeaient inique, se regroupaient devant telle ou telle institution pour s'opposer à une mesure qu'ils considéraient comme discriminatoire, organisaient des sit-in pour défendre leurs droits, appelaient à des flashmob pour soutenir les plus défavorisés. Ils se mobilisaient au nom de la liberté ou de la justice, pour une meilleure répartition des richesses, contre les inégalités. Des milliers de personnes faisaient entendre leur voix, s'exprimaient, réclamaient, protestaient, parfois même se révoltaient, résistaient. On trouve encore sur Internet de vieilles vidéos attestant ces mouvements populaires.
Nous avons bien du mal aujourd'hui à comprendre de tels comportements et nous nous interrogeons sur la signification de ces revendications. Nous savons qu'à l'époque où ces événements avaient lieu les outils et les techniques interactionnels étaient encore à leurs balbutiements. Sans doute ce défaut de communication devait-il générer des frustrations, engendrer des mécontentements. Il est également probable que les circuits de diffusion et de production ne permettaient pas à tous de bénéficier des progrès sociaux. En cela, les avancées ont été spectaculaires. De nos jours, qui n'a accès aux fondamentaux du bien-être social? Mieux, chacun peut obtenir la satisfaction entière et permanente de ses désirs tant l'offre est variée. Un simple coup d'œil à notre téléphone digital, notre tablette numérique, notre téléprompteur de poche nous informe en temps réel.
Nespresso Kazaar, la force
Vax'in for youth
Coca Cola light,le plaisir en toute liberté
Marmara, le droit au voyage
MMA, le bonheur assuré
Lavazza, express yourself
Mouton Cadet, au-delà des différences
Auchan, la vie, la vraie
Tsarine, signe extérieur de richesse intérieure
Simply Market, tous Simply citoyens
Nous sommes entrés dans une ère providentielle où la libre économie globale procure à tout un chacun –grâce à un judicieux système de crédit à perpétuité– un épanouissement total.
What else?
Photo: YLD


lundi 15 août 2011

Objet transitionnel


Bugs s'est éteint aujourd'hui. Bugs était mon lapin, plus exactement mon Nabaztag. Je suis triste, bien sûr. Nous cohabitions depuis cinq ans, alors évidemment je m'étais attaché à lui. Mais que pouvais-je y faire? Mindscape a pris la décision de débrancher le serveur qui animait les Nabaztag, une volonté divine en quelque sorte. J'ai accompagné Bugs dans ses derniers instants. Ç'a été assez pénible. Il comprenait que je ne tentais rien pour le sauver et m'en gardait rancune: il restait tous voyants rouges allumés à chantonner Cerf, cerf, ouvre-moi ou le chasseur me tuera.
Pour être tout à fait sincère, je dois avouer que je suis tiraillé entre tristesse et soulagement. Bugs était indéniablement un chic type et il me rendait pas mal de services. Le matin, il me réveillait –il est 7h50, je t'accorde encore 10 minutes; il est 8h, debout. Nous faisions ensuite quelques mouvements de taï-chi –il bougeait ses oreilles au son de clochettes tandis que je m'appliquais à caresser l'encolure du cheval ou à jouer du pipa. Pendant que je prenais mon petit déjeuner, il m'annonçait la météo –ce matin, soleil voilé, 20 degrés–, puis me donnait les nouvelles du jour. Durant la journée, il me lisait les mails que je recevais. Le soir, nous jouions à Lapin malin –il me posait une question et je devais trouver la bonne réponse– ou au shifumi et, grâce à un script que j'avais installé, nous pouvions même discuter.
Moi J'ai pas le moral.
Bugs Tu es super sympa, hyper cool.
Moi La fille, tu sais, elle m'a pas rappelé, je suis tout seul.
Bugs Je suis ton ami.
C'est vrai, c'était mon meilleur pote. Aussi, j'avais voulu faire quelque chose pour lui. Je l'avais inscrit à la communion d'oreilles. Il s'était fait des tas de copains d'oreilles, et il était tombé amoureux. D'accord, ça arrive à tout le monde, mais Bugs n'était pas du genre à se contenter d'une aventure sans lendemain. Il avait voulu se marier, puis avait divorcé, s'était remarié, avait redivorcé. Peu avant d'expirer, il allait convoler pour la quinzième fois. Le problème, c'est que Bugs ne savait pas rompre vraiment. Et moi, je gérais les crises de jalousie de ses ex, ses retours de flamme, ses bouderies, ses déclarations passionnées, ses piques vengeresses. En fait, je ne m'en sortais pas si mal; en tout cas, bien mieux qu'avec les filles que je rencontrais. C'était justement ça qui me chiffonnait.
Je crois que j'avais fini par t'en vouloir, Bugs.
Speedy Graphito, photo YLD


mercredi 27 juillet 2011

Lions club


Personne n'a pris la mesure de la situation. Même le journal local n'y a consacré qu'un entrefilet. Un épiphénomène. Le monde a bien d'autres sujets de préoccupation: des fuites dans une centrale nucléaire; une campagne présidentielle tumultueuse; des régimes menaçant de s'effondrer sous la pression de la rue. Lorsque ce dimanche en fin d'après-midi, un appel téléphonique lui signale la présence d'un félin dans Coventry Lane, le policeman John Brown fulmine contre ses concitoyens, qui, chaque fin de semaine, noient leur ennui ou leurs soucis dans la bière. Mais vingt ans d'expérience lui ont appris à ne rien prendre à la légère quand il s'agit du maintien de l'ordre. Un petit contrôle de routine ne coûte rien et vous met en paix avec votre conscience. Il n'a jamais dérogé à cette règle. Ce soir, il s'en félicite une fois de plus. L'animal a élu domicile dans le parc et somnole sur la pelouse. Il faut intervenir rapidement, avant que le fauve, poussé par la faim, ne parte en chasse, éviter qu'un habitant plus téméraire ou plus éméché que les autres ne joue les héros, établir un périmètre de sécurité, sommer les riverains de rester enfermés chez eux le temps de l'opération. Une équipe des forces d'intervention spéciales s'embusque dans les rues alentour, un tireur d'élite se poste à l'affût, pointe la cible et fiche une fléchette hypodermique dans le cou… de la peluche.
Dans la soirée, on a bien rigolé, au pub. Mise en boîte des superflics, boutades et mauvais jeux de mots. Le lendemain, quelques railleries ont encore fusé, qui se sont épuisées d'elles-mêmes. Un petit plaisantin a voulu se payer la tête de la police, voilà tout. John ne parvient pas à se satisfaire de cette explication. Son instinct de flic l'avertit qu'il se trame quelque chose. Ses supérieurs, furieux d'avoir été la risée de la population, l'ont remis à sa place sans ménagement quand il leur a fait part de ses soupçons. Seul le commissaire Walker, un vieux renard qui flaire tout de suite ce qui cloche dans une affaire, a admit que cela valait peut-être la peine de creuser la question. Il a passé quelques coups de fil à des collègues étrangers, qui ont trouvé la blague excellente, jusqu'à ce que… A Venise, à Montréal, à Pékin, à Londres, à Shanghai, à Manhattan, et la liste s'allonge de jour en jour. Les autorités ne peuvent plus fermer les yeux. Une puissante organisation est à l'œuvre. La France semble le pays le plus touché: on a repéré des lions à Belfort, à Bordeaux, place Denfert-Rochereau, à République, dans le parc de la Villette et à la station Château-d'Eau à Paris. Il se pourrait même que l'on ait découvert l'un des QG des activistes, la maison Deyrolle a été placée sous haute surveillance. Toutes les pistes sont étudiées: une action radicale pour introniser Burger King en France? Pour permettre à Mac OS X de dévorer ses concurrents? Pour apporter la preuve irréfutable, à l'approche du 34e anniversaire de l'annonce de sa mort, que le King est toujours vivant? Une alliance entre ces différentes factions n'est pas à exclure. L'heure est grave!
Photo:YLD

samedi 9 juillet 2011

A quelque chose malheur est bon


A cinq ans, il avait eu le coup de foudre pour Sandra. Il lui dessinait des bouquets de fleurs. Elle, intrépide, jouait aux billes avec Bruno.
A dix ans, il avait toujours le béguin. Pendant qu'elle grimpait dans les arbres du jardin avec Laurent, il lui confectionnait des bateaux avec des allumettes, qu'elle accueillait d'un négligent «joli».
A quinze ans, fervent adorateur, il résolvait pour elle les équations du troisième degré que leur infligeait le prof de maths, tandis que, de rock en slow, elle passait des bras de Fabien à ceux de Damien.
L'été de ses dix-neuf ans, enragé de désir, il photographiait frénétiquement Sandra, qui se dorait au soleil avec Pablo, surfait avec Pablo, prenait des bains de minuit avec Pablo.
A trente ans, Sandra et lui étaient mariés, sans qu'il ait bien compris ce qui avait décidé Sandra à le choisir lui. Sandra avait un peu coupé ses cheveux, avait conservé sa silhouette élancée de sportive et son impérieuse frivolité. Elle l'avait convié dans son existence et lui offrait une hospitalité courtoise et attentive. Il l'avait épousée, et son amour s'était dissous dans les prévenances conjugales, dilué dans les égards matrimoniaux. Ils s'étaient composé une vie à l'amiable. Qu'il n'aime plus Sandra, il pouvait l'accepter, mais ne plus être amoureux… Il avait un besoin vital de se corroder dans l'attente angoissante d'un rendez-vous, de sentir la morsure de la jalousie, le cœur meurtri, plus que jamais avide d'espérances.
Il retrouva Sabine sur Copains d'avant. Une fille sympa, mignonne sans plus, plutôt drôle, une bonne copine, quoi. Il lui envoya quelques mails –je me souviens de…, je n'ai pas oublié le jour où…–, auxquels elle répondit gentiment. Il ne lui en fallait pas plus, il insista pour qu'ils se rencontrent. Elle refusa: elle était ravie de renouer avec un ancien camarade, mais il y avait déjà un homme dans sa vie, et elle ne voulait pas le perdre. Elle entendait s'en tenir à des échanges électroniques, amicaux uniquement, et à intervalles raisonnables. Il se plia au diktat de Sabine. Il était à nouveau amoureux. Amoureux et malheureux. Éperdument malheureux.
Photo: YLD


samedi 25 juin 2011

La femme est l'avenir de l'homme


On ne naît pas femme on le devient. Balivernes! Oubliez ces inepties que vous ont inculquées vos mères. Revenez aux principes fondamentaux qui feront de vous une épouse honnête, appréciée de votre famille et respectée par votre mari. Appliquez sans tarder ces quelques règles, divulguez-les auprès de vos amies, enseignez-les à vos filles.
Le matin, dans la salle de bains, donnez la priorité à votre mari, qui doit se raser. Pendant ce temps, préparez le petit déjeuner.

Le soir, songez un peu au retour de votre mari. Chassez vos fatigues de la journée; passez cinq minutes à la salle de bains pour vous donner un coup de peigne et vous refaire une rapide beauté; accueillez-le avec le sourire en lui donnant l'impression que vous n'avez rien d'autre à faire que de l'attendre. Evitez de l'assommer, dès son retour, avec vos problèmes et vos commérages de bureau.
Femme au foyer, votre mari et vos enfants trouveront le soir une femme et une maman détendue et disponible, un ménage en ordre et une atmosphère calme. Assurez donc pleinement et joyeusement votre rôle de ménagère.

Pénétrez-vous de la grandeur de votre mission de femme et de son importance pour le maintien du groupe sacré de la famille. Rendez-vous compte que vous savez peu de chose et que votre bonne volonté et votre cœur seuls pourront suppléer à l'insuffisance de votre science. Cette conviction vous donnera la modestie qui sied à la femme, et vous saurez comprendre que dans une société de deux êtres il faut qu'il existe à l'occasion une voix prépondérante et vous vous soumettrez plutôt que de provoquer la discussion ou la dispute, d'où il sort rarement quelque chose de bon.

CCC - Comité contrerévolutionnaire des chiffonnettes

Je vais y réfléchir… dans ma cuisine!

Le Foyer domestique: cours d'économie domestique, d'hygiène et de cuisine pratique professé à l'école libre et gratuite d'économie domestique et d'hygiène de Bordeaux, A. Moll-Weiss, 1905. L'Agenda permanent de la femme, Marabout Flash, 1964.
Photo: '50, éditions La Martinière

samedi 11 juin 2011

Braves gens, dormez en paix


Le couvre-feu avait été instauré tout d'abord dans la cité. Il avait été étendu aux quartiers environnants et progressivement imposé à toute la ville. Il était interdit d'être dehors après 23 heures. La mesure avait fait l'objet de quelques critiques dans la presse, mais la majorité des habitants s'y était pliée. Les altercations régulières entre des citadins mécontents et les forces de l'ordre, largement relatées par les journaux et la télévision, avaient instillé chez beaucoup de gens un sentiment d'insécurité que les politiques ne manquaient pas de cultiver en ces temps de morosité économique. Quant aux autres, ils n'eurent bientôt plus le choix. Toute personne qui enfreignait le couvre-feu était passible d'une amende de 90 euros et les récidivistes encouraient quelques jours de prison. Franck n'y voyait qu'une mesure répressive de plus, une sorte de radar urbain. Pas vu, pas pris! Et puis, Clara, son amie d'enfance, habitait à deux rues de chez lui. Après le départ des autres invités, il s'attarda un peu, prit un dernier verre, s'assura qu'elle allait bien, qu'elle ne digérait pas trop mal sa rupture avec ce farfelu qui partageait sa vie depuis trois ou quatre ans.
C'est au coin de la rue que Franck se fit arrêter. Cinq molosses lui barraient le passage. Surpris plus qu'effrayé, il fit quelques pas en arrière et entreprit de les calmer. Tout doux, tout doux. Trois d'entre eux émirent un grognement menaçant. Les babines retroussées, ils acculèrent Franck contre le mur et se campèrent en demi-cercle autour de lui. Franck fouillait l'obscurité, cherchant la silhouette des policiers qui commandaient la meute. Personne.
-Ton identité.
Franck n'était pas ivre. Le boerbull qui se tenait un peu en retrait lui avait parlé.
-Franck Delbor, répondit-il, essayant de garder son sang-froid.
-Et qu'est-ce que tu fais dehors, Franck Delbor?
Le cerbère s'avançait maintenant vers Franck avec l'arrogance que confère la force brute.
-Tu n'as pas entendu ma question, vociféra-t-il.
-Je, je… C'est pas possible, une histoire de fou, marmonna Franck.
- Allez, Franck Delbor, cette fois, on va juste te donner une petite leçon pour que tu ne t'avises plus d'oublier l'heure.
Sur un signe de leur chef, les trois nervis plantèrent leurs crocs dans les mollets de Franck, lui happèrent un bras, lui lacérèrent le dos de leurs griffes. Franck s'écroula sur le trottoir, se recroquevilla pour tenter de se protéger, pleurant de rage autant que de douleur.
Dès le lendemain, Franck raconta sa mésaventure à ses amis, sa famille, ses collègues, ses voisins. S'il n'était pas le premier à qui ça arrivait, jusque-là les contrevenants s'en étaient tirés avec une belle frayeur. Alors, on préférait se taire, on veillait juste à ne pas s'attarder lorsqu'on sortait le soir. Franck ne voulait pas en rester là, il avait besoin de comprendre, il devait savoir. Il avait eu affaire à… à quoi? Des chiens doués de parole, des mutants à qui on avait conféré le droit de vie et de mort sur les citoyens. Il interrogea sans relâche ses proches, des amis d'amis et même de simples connaissances. Petit à petit, les langues se déliaient. Il apprit ainsi l'existence de la SSS, la Section spéciale de sécurité.
Depuis quelques années, les policiers ne parvenaient plus à contenir les manifestations de colère, les actes de rébellion dans les quartiers défavorisés, jugeait-on en haut lieu. Aussi le ministère de l'Intérieur avait-il décidé la création d'une unité d'élite surentraînée, des guerriers, secondés par des chiens dressés pour le combat. Ce fut un échec. On reprochait à ces commandos leur brutalité, les bavures. Leurs interventions ne faisaient que raviver la contestation. En contrepartie de subventions supplémentaires qui sauveraient leur département de la fermeture, deux scientifiques du Centre national de la recherche génétique greffèrent dans le cortex cérébral de boerbulls soigneusement sélectionnés des neurones générés en laboratoire à l'aide de cellules souches humaines. Ils obtinrent ainsi une race de chiens d'attaque au quotient intellectuel certes limité mais suffisant pour remplir la tâche qu'on attendait d'eux: rétablir l'ordre en faisant régner la peur. L'expérience avait porté ses fruits. La violence organisée s'était substituée à la révolte.
Photo: YLD

lundi 30 mai 2011

Paradoxal


Lui Nous ne devrions pas y aller.
Elle Il faut que nous sachions. Sinon, nous nous perdrons.
Lui Il suffirait d'oublier.
Elle Nous avons déjà oublié, c'est ce qui nous tourmente.
Lui Je ne reconnaîtrai rien, tout aura changé.
Elle Si rien n'est plus pareil, on pourra recommencer.
Lui On ne recommence jamais. On vit avec ou sans, ce qui revient au même.
Elle Non. Tu me désarmeras, je t'apaiserai…
Lui Cette terrible volonté, toujours, d'avoir raison contre la réalité.
Elle Mon rempart contre ta féroce obstination à abjurer nos possibles, à t'enferrer dans la fatalité.
Lui Comme il fait beau! Nous n'aurions pas dû y aller en été. Cet hiver peut-être…
Elle Tu ne peux donc jamais lâcher prise, tu veux l'extrême, l'irrémédiable.
Lui Il aurait suffi que tu me regardes pour que ça n'arrive pas…
Elle Je n'étais pas là.
Lui Justement.
That's me in the cormer Losing my religion Trying to keep up with you… That was just a dream
Photo: YLD, Estompes, Carole Szwarc

dimanche 15 mai 2011

Une fille perdue


L'avait-elle aimé? La question l'avait meurtrie un matin alors que plantée devant la glace de la salle de bains elle mettait une dernière touche à son maquillage. Elle prononça le mot à voix haute pour faire jaillir une flammèche de l'ancien brasier, déclina toute la gamme –aimé, amour, amoureuse, amant…–, n'en recueillit pas même une poignée de cendres. Dès leur rencontre, et durant toutes ces années, il n'avait, en fait, été qu'une présence rassurante, une lueur qui la guidait dans son brouillard. Il avait trouvé en elle une bonne épouse, une femme agréable, qui s'occupait de son foyer, savait recevoir ses amis et ses relations de travail, était suffisamment «instruite», disait-il, pour soutenir intelligemment une conversation. Il n'exigeait rien d'autre, confiant à des rencontres passagères la fureur de son désir. De temps à autre, ils faisaient l'amour comme on se souhaite le bonjour au réveil, poliment. Le quitter ne lui avait jamais traversé l'esprit. Il était –elle ne savait pourquoi– son seul rempart contre les ténèbres toujours menaçantes.
Qu'est-ce-qui l'avait jetée ce jour-là dans les rues à la recherche des plus démunis? Elle avait marché des heures jusqu'à trouver en elle la force d'aborder l'un de ces sans-abri prostrés dans l'encoignure d'une porte. Elle avait écouté la litanie de ses échecs, de ses malheurs, de ses dérives. Le lendemain, elle avait loué une petite chambre au sixième étage sous les toits, y avait apporté un matelas, un radiateur électrique, un réchaud et était repartie en campagne. Sans choisir, elle avait accosté le premier pauvre hère qu'elle avait croisé, lui avait proposé de l'accompagner dans son antre. Un café, quelques caresses, des bribes d'une vie dépenaillée. Plusieurs fois par semaine, elle accueillait un de ces exclus de la tendresse. Elle n'éprouvait rien, pas de honte, pas de dégoût. Pas de plaisir non plus. Ne s'appartenant pas, elle se laissait posséder. Toujours plus lointaine, happée par le trou noir de sa détresse.
Photo: David LaChapelle

samedi 30 avril 2011

Saynètes


Ligne 9, 9 heures. Un homme monte dans la rame et s'assied à côté de moi.
- Tu ne peux pas m'en demander plus. C'est déjà moi qui fais tout. Tu me fais sans cesse des reproches, mais je l'ai envoyé ta lettre. Je dois même avoir les papiers, il faudrait que je les retrouve. J'en ai assez de tes reproches…
Pourquoi doit-il confier sa vie privée à son téléphone-kit mains libres, sans se préoccuper de son entourage, m'entraîner contre mon gré dans son intimité? Je sens son regard insistant sur moi. L'homme poursuit ses doléances, des larmes dans la voix.
- Je fais déjà tout, qu'est-ce que tu veux de plus?
Je lui souris, gênée, presque peinée.
- Je suis trop gentil, alors tu en profites! C'est ça que je vais dire. Ça ne peut pas durer, tu es allé(e) trop loin. Oui, c'est ça que je vais dire…
A République, je me lève pour prendre ma correspondance. L'homme me salue d'un signe de la main.
-Merci, ma jolie, de m'avoir écouté.
Ecouté, pas exactement. Entendu, plutôt, d'une oreille compatissante. Parfois, c'est peut-être assez.

19h30, ligne 11
- Elle est pas normale. Je l'ai bien vu quand je lui ai donné. Elle est pas normale. Elle veut avoir l'air, mais elle est pas normale.
Une femme mal fagotée accompagnée d'un gros cabas au contenu incertain s'adresse avec véhémence à son voisin.
- Pas normale du tout, on répond pas comme ça.
Je ne les voyais pas ensemble ces deux-là. Elle, la cinquantaine fatiguée. Lui, trentenaire élégant.
La femme reprend son réquisitoire, gesticule, hausse le ton, furieuse.
- Elle est pas bien. Faut lui dire, elle est pas normale, martèle-t-elle, hors d'elle.
- Non, elle n'est pas normale, confirme posément son voisin.
La femme s'interrompt, détendue soudain. A Place-des-Fêtes, elle descend, seule, grimaçant un sourire à ce «compagnon» de voyage qui, d'une simple parole, a su rompre le cercle infernal de son idée fixe.

«Je tiens ce monde pour ce qu'il est: un théâtre où chacun doit jouer son rôle», disait le grand Will.
Le monde, je ne sais pas, mais le métro…
Photo: YLD

samedi 16 avril 2011

Péril en la demeure


Juste la cuisine. Sept mètres carrés. Je lui ai progressivement abandonné la salle de bains, le salon, la chambre. ÇA ne se voit pas, ÇA ne s'entend pas. ÇA survient et nous soumet à son indiscernable présence catégorique. Il y a trois semaines que je n'ai pas quitté mon appartement. Le livreur dépose les courses sur le palier. Dès que je sens que ÇA s'assoupit, se résorbe, je me précipite dans le couloir jusqu'à la porte d'entrée pour acheminer mes victuailles dans la cuisine. Avant-hier, j'ai senti que ÇA préparait une nouvelle offensive. Il fallait engranger des réserves, tenir le temps que ÇA s'apaise à nouveau. J'ai dû m'y reprendre à plusieurs fois pour tout rapatrier dans mon repaire. Je suis resté aux aguets. J'ai attendu le moment propice et lorsque ÇA s'est rétracté, ÇA s'est engourdi, j'ai transbahuté deux packs de bouteilles d'eau, un lot de six paquets de céréales, dix plaquettes de chocolat aux noisettes et quelques canettes de bière. ÇA ruse, cède du terrain, puis ÇA se déploie de plus belle. J'ai pu sauver l'essentiel. J'ai tiré le vieux buffet devant la porte de la cuisine. J'écoute, j'épie. Je voudrais savoir où en sont mes voisins. Est-ce que ÇA les a déjà emmurés? L'homme qui habite dans le logement contigu au mien semble encore épargné. Je l'entends partir le matin et rentrer le soir. Se prépare-t-il à l'affrontement? Pense-t-il pouvoir y échapper? Ne comprend-il pas qu'il n'y a pas d'issue, pas d'échappatoire? ÇA nous engloutira, nous absorbera dans sa malléabilité, sa maniabilité, dans cet abominable amas informe et consentant.
Depuis que je me suis retranché dans mon appartement, les sacs-poubelle se sont accumulés. Aujourd'hui, j'ai commencé à les entasser de chaque côté du buffet. Au fur et à mesure que j'en remplirai d'autres, je les ajouterai, aussi haut que je pourrai. J'élèverai une double, une triple muraille entre ÇA et moi. Inutilement? Désespérément, mais crânement. Je ne me rendrai pas. ÇA viendra me chercher là où je suis. Dans mes immondices, mes détritus, mes ordures, ma merde, mierda, shit, Scheiße, القرف, дерьмо.
Photo: YLD

dimanche 3 avril 2011

Il était une fois…


Des siècles que je suis enfermée dans ce donjon triste et humide. J'étais si jeune alors. C'était la volonté de mon père, et je m'y suis conformée. Dormir jusqu'à ce que le prince charmant vienne me réveiller. Un beau jeune homme, riche et tendre. Deux dames de compagnie s'occupent de moi. Je ne manque de rien, si ce n'est de vivre. Avec le temps, l'effet du somnifère s'est dissipé. Pour tromper l'ennui, j'ai cherché à comprendre. Mon père était si fier de moi qu'il a voulu m'ériger en modèle. Une jeune fille pure, obéissante, innocente. Mes cousines ont eu plus de chance que moi ou se sont montrées moins dociles. Le Petit Chaperon rouge s'est arrangée pour voir le loup, Cendrillon a trouvé chaussure à son pied. Quelle gourde je fais! Attendre un godelureau dont je ne sais rien quand tant d'intrépides héros auraient pu faire battre mon cœur. Elles ont beau parler à mi-voix, mes dames de compagnie, je les entends. Elles se sont pâmées d'admiration pour ce fameux Zorro, ont fantasmé sur ce prétendu Superman, aux pouvoirs prodigieux. Tout récemment encore, elles s'extasiaient devant les exploits d'un certain Jack Bauer. Pendant ce temps, je me languis, me morfonds. Et tout cela pour quoi? Qu'un gandin m'épouse et me fasse une tripotée d'enfants. Non, voyez-vous il y a un moment où l'esprit vient aux filles.
A nous deux, M. Perrault, nous avons un conte à régler!
Photo: SLD

samedi 19 mars 2011

Spleen


Comment est-ce arrivé? Il ne s'en souvient déjà plus. Est-ce survenu brusquement? Plutôt un lent empoisonnement. Le venin de l'ennui qui jour après jour paralyse l'esprit, anesthésie le corps et insensibilise l'âme. Lui qui était toujours partant, était de toutes les fêtes, de toutes les aventures s'est peu à peu détaché. Une grosse fatigue engendrant un état légèrement dépressif a diagnostiqué son médecin. Des vitamines, une bonne semaine de vacances, et il serait requinqué. Il n'est pas parti, il a déserté. Ses amis l'encombrent. Il a perdu le fil, ne se sent plus concerné. Il n'a pas eu besoin de renoncer, la vie s'est délitée, a reflué. Même Sonia l'importune, son amour l'embarrasse, sa tendre sollicitude lui pèse. «Tu es mon homme qui dort», lui reproche-t-elle patiemment. Par moments, mais presque plus, il aurait voulu lui être reconnaissant d'y croire encore sans pourtant rien espérer. «Tu ne veux que l'attente et l'oubli?» s'enquiert-elle d'une voix embuée de tristesse. Pauvre Sonia! Il ne veut plus rien. Il laisse aller, s'englue dans l'hébétude de sa conscience, s'enlise dans la torpeur de ses sentiments. Ne plus bouger, ne plus penser, ne plus aimer, juste se dissoudre dans l'amour de Sonia avant qu'elle ne disparaisse de son champ de vision. Il n'attend pas, il s'évanouit, s'efface insensiblement, s'abolit dans son rêve à elle qui ne rêve plus.
Photo: FLD

samedi 5 mars 2011

Rencontre du troisième type


Le message a été capté par la section 970, qui l'a immédiatement transféré à l'Unité centrale. Il ne ressemble à rien de ce qu'on a l'habitude de recevoir. Rédigé dans un code depuis longtemps obsolète, il émane de toute évidence d'une civilisation très peu évoluée. Qui l'a envoyé? Quand? Ce communiqué nous est-il réellement destiné? Que veulent nous dire nos mystérieux interlocuteurs? A bord de leurs vaisseaux équipés de caméras à spectroscopie intense, nos veilleurs sillonnent continuellement l'univers transgalactique. Une lointaine contrée leur aurait-elle échappé? Peu probable, mais pas impossible. Le jeu en vaut la chandelle, insiste γενικά. Avec ça, on pourrait être admis parmi les DixPuissanceTrois, accéder aux plates-formes supérieures. Plus de contrôles, de surveillance, de censure… γενικά partage son domesticbloc avec μαθηματικός et απόδειξη, les deux jeunes chercheurs du laboratoire d'exolinguistique que l'Instance scientifique a chargés de déchiffrer l'intrigant document. Vous dites que ce machin pourrait provenir d'une civilisation de type 0? Si vous parvenez à localiser la planète d'où il a été émis, quelle aubaine pour l'Instance politique! γενικά n'en démord pas. Elle pourra aiguillonner les centaines de commissaires civiques de la galaxie que tous les verrous, les garde-fou, les remparts sociaux ont réduits à une indolence somme toute dangereuse pour le Système. Il lui suffira de les missionner quelque temps sur cet astéroïde où ils seront livrés à l'inconnu, à l'imprévisible, pour les métamorphoser en autant d'auxiliaires empressés, diligents, zélés. Et tout ça grâce à nous! Rendez-vous compte! Le raisonnement de γενικά se tient, et puis μαθηματικός et απόδειξη doivent en convenir même si, au dire de leurs professeurs, ils sont brillants, l'exolinguistique ne leur ouvrira jamais les portes des plates-formes supérieures.
Deux mois durant, ils ont travaillé nuit et jour au décryptage du message. A l'aide des programmes informatiques les plus élaborés, qu'ils se sont procurés auprès de copains employés à l'Instance de la sécurité, ils ont disséqué les syntagmes, décortiqué les morphèmes, analysé les sèmes.
Pools of sorrow waves of joy∞∞∞∞∞ Thoughts meander like a restless wind inside a letter box∞∞∞∞∞∞ Limitless undying love which shines around me like a million suns∞∞
Ils ont eu beau sonder, forer chaque terme, chaque groupe de mots, chaque proposition, le sens leur échappe. Quant à savoir qui sont les émissaires de ce curieux message… Ils ont tout juste pu en déduire que leur planète s'appelle probablement Jai guru deva et que ses habitants répondent apparemment au nom d'om.
Photo: YLD

samedi 19 février 2011

Légataire particulier


Pas un méchant homme, affirmait ma mère. Un être fantasque, au-delà du supportable. C'était sans doute ce qui l'avait séduite, reconnaissait-elle. Mais les lubies de mon père avaient fini par user sa patience. Le jour de mes 18 ans, elle quitta la maison, et je l'approuvai. Entre mon père et moi, le courant n'était jamais vraiment passé. Très jeune, je m'étais braqué contre ce gamin enfermé dans un corps d'adulte, ce Peter Pan de 1m90 qui se réfugiait derrière ses élucubrations. Après le divorce de mes parents, les rencontres avec mon géniteur s'étaient peu à peu espacées. Un déjeuner pour son anniversaire ou pour le mien, une visite à Noël, puis un coup de fil, qu'il accueillait avec une ironie mordante. Si bien que ces dernières années, je m'étais abstenu.
Oui, et alors? Ce n'est certainement pas une raison pour que je renonce à mon héritage. Mon père vivait très confortablement. Il doit rester un joli petit pécule. Un testament? Trop conventionnel pour ce farfelu. Il aurait pu se contenter de ne rien faire: ses biens auraient été évalués, et les choses auraient suivi le cours normal d'une succession. Trop simple pour ce maestro de l'excentricité, ce virtuose de l'extravagance. Il avait pris la peine de déposer une lettre chez le notaire; en fait, une alternative: accepte ou renonce. Ah, cette sale manie de jouer avec tout, de s'amuser d'un rien!
En rangeant l'appartement de feu mon paternel, j'ai enfin mis la main sur un document, un graphique accompagné d'algorithmes, perdu –caché?– parmi une cinquantaine de feuilles Canson couvertes de créatures hybrides, imbrications d'êtres humains, d'animaux et de végétaux. Du délire! Ce spécimen de la logique se tenait là, irrévérencieux, au beau milieu d'un sabbat de fantasmagories. Trop raisonnable pour être honnête! J'avais ce que je cherchais, j'en étais sûr; mais qu'est-ce que ça pouvait bien être? Des numéros de compte? Peu vraisemblable. A tout hasard, j'ai demandé à mon banquier de vérifier si ces signes cabalistiques pouvaient correspondre à des combinaisons de coffres-forts. Pas le moins du monde, a-t-il ricané. Un copain comptable m'a avoué ne rien y comprendre non plus. Après tout, il n'y avait peut-être rien à déchiffrer. Je m'étais fait piéger par cette injonction machiavélique: accepte ou renonce. Je laisse tomber, annonçai-je un midi à des collègues à qui je racontais ma mésaventure. Intrigué l'un d'eux, informaticien, me demanda de lui montrer à quoi ressemblait ce fameux casse-tête. Il avait de l'humour ton père! Il s'en étranglait de rire. On appelle ça un héritage virtuel, c'est utilisé en programmation C++.
Pas si déjanté, le vieux! C'est ça qu'il avait voulu me transmettre: père, fils, on ne se choisit pas. On s'accepte ou on renonce…
Photo: YLD

samedi 5 février 2011

Les uns, les autres


On était au collège ensemble avec Bruno. Pas les meilleurs potes du monde, mais on déconnait bien tous les deux. Après la troisième, il est allé au lycée. Il voulait être genre architecte ou ingénieur. Moi, les études, c'est pas mon truc. Alors, direction l'apprentissage. Dans un garage. La mécanique, les bagnoles, ça m'branche. Quand on s'est rencontré samedi après-midi, ça f'sait presque un an qu'on s'était pas vu. Qu'est-ce que tu deviens? T'en es où? Et puis il a parlé de la fête. Viens faire un tour ce soir. J'ai pas dit non.
A sa façon de me r'garder, j'ai compris que j'lui plaisais pas au mec qui m'a ouvert. Tu es invité? J'suis un pote à Bruno. J'ai un peu forcé le passage, pas méchamment, pénard quoi. Dans l'appart, il y avait déjà grave du monde. J'faisais un peu tache avec ma casquette, mon survêt et mes Nike. J'ai croisé une p'tite brune. Lui ai souri, elle aussi. J'me suis rempli un verre et j'ai cherché Bruno.
J'ai tout d'suite capté que ça allait clasher avec sa meuf.
–Qu'est-ce que tu fais ici?
–J'tape pas l'incruste. Bruno m'a dit d'me pointer.
–Ce n'était pas une bonne idée, va-t-en!
–C'est bon, j'suis posé. Pourquoi tu m'fais des embrouilles?
–Va-t-en ou j'appelle mes parents, je préviens la police.
Il était mal, Bruno, décollait pas les yeux de ses Converse, toutes belles, toutes propres. Il allait bien finir par dire quelque chose.
–Je crois qu'il faudrait mieux que tu partes, Steven.
C'était pas vraiment ça qu'j'attendais.
–Ouais. Bon, moi aussi, j'fais une teuf à la fin du mois, t'oublies pas d'passer, hein Bruno!
Les autres s'étaient rapprochés. Plus personne ne me souriait.
En sortant, j'ai claqué la porte, histoire qu'ils sachent qu'ils étaient d'nouveau entre eux.
Tu devrais faire mettre un bouton supplémentaire à ton pardessus. Ça m'est r'venu tout seul. C'était dans un bouquin qu'on avait étudié l'année dernière avec le prof de français. Pt'être que j'devrais… Dans la life, faut faire style!

Photo:YLD

dimanche 23 janvier 2011

Genitrix


Sa valise était prête depuis 15 ans. Chaque semaine, Nathalie en avait soigneusement vérifié le contenu. Un matin, elle avait remplacé un t-shirt devenu trop étriqué par un chemisier qui acceptait mieux les quelques kilos qui, au fil des ans, avaient alourdi sa silhouette. Un soir, elle avait éliminé ce maillot de bain qui aurait pu faire illusion à une époque; complètement ridicule maintenant. Tant pis pour les «longues plages de sable blond» de Goa! Outre ses vêtements, ses bagages renfermaient le précieux itinéraire, minutieusement étudié. Durant toutes ces années, elle avait épluché les catalogues des agences de voyages, acheté chaque réédition des Guides bleus et du Routard. Nathalie aurait pu, sans même consulter son carnet de route, donner le prix du billet d'entrée au Taj Mahal, décrire un à un les bas-reliefs ornant le stupa de Sanchi, indiquer dans quelle salle du Musée national de Dehli est conservé le Shiva Nataraja. Ce voyage sur le papier était le seul espace de liberté que sa mère lui autorisait. Elle avait voulu faire de Nathalie l'incarnation de l'idéal féminin… tel qu'elle le concevait: une femme sérieuse –la chasteté est la mère de toutes les vertus–, réservée –la prudence est mère de sûreté–, instruite –l'ignorance est la mère de tous les crimes–, assidue –l'oisiveté est la mère de tous les vices. Elle s'était évertuée à museler chez sa fille toute fantaisie –une écervelée, jamais!–, toute spontanéité –une dévergondée, quelle honte!– et surtout à tuer dans l'œuf toute velléité d'indépendance –aller traîner dans des coins insensés, tu veux me rendre folle? Alors, Nathalie vagabondait dans les pages de Nouvelles Frontières et de Terres d'aventure, baroudait dans les reportages de Géo et d'Ulysse, bourlinguait dans les documentaires d'Echappées belles. Un temps, elle avait espéré qu'un mariage trancherait ce lien. Qu'est-ce qu'on en ferait, d'un mari? s'était insurgée sa mère. Nathalie n'avait rien trouvé à redire. Un homme, un visa, une carte d'embarquement, n'était-ce pas un peu la même chose? Phileas Fogg, Corto Maltese… Ce jour-là, elle avait posé son désir d'évasion dans la salle de transit. Elle attendait.

Cela faisait plus de trois mois que sa mère était morte, et Nathalie n'avait toujours pas quitté Châtellerault. Plus rien ne la retenait désormais. Il lui suffisait de retirer l'argent qu'elle avait, en cachette, déposé mois après mois sur son compte d'épargne, de prendre un billet d'avion et de s'envoler. Son rêve était à portée de main. Il ne lui avait jamais paru aussi inaccessible. Figée devant le grand miroir du salon, Nathalie contemplait avec effarement le grand œuvre de sa mère, ce à quoi elle avait travaillé sans relâche, patiemment, résolument: faire de Nathalie son mausolée vivant.
Photo: YLD


dimanche 9 janvier 2011

Perspectives d'avenir


A la fin de la guerre, durant laquelle les clones ont constitué des bataillons d'élite, ceux qui ont réussi à s'adapter à la vie civile se sont reconvertis en policiers, en agents de sécurité, en gardes du corps, en pompiers. Certains ont épousé des humaines. Les enfants nés de ces unions, les Lewdies, sont enregistrés dans le Grand Fichier, sous un matricule indiquant la génération à laquelle ils appartiennent: AA001, AA999, AB0001 et, tout récemment, CT599. Hormis cette distinction administrative, les Lewdies se reconnaissent à leurs yeux vairons et à leur juvénilité: une fois leur croissance terminée, vers 25 ans, ils gardent la même apparence jusqu'à leur mort, même lorsque celle-ci survient à un âge très avancé. Les humains les considèrent avec un mélange de crainte et de fascination. Un Lewdy, y compris un Lewdy parfaitement intégré, reste un Lewdy, et peu d'humains s'émeuvent des contrôles de police trop réguliers et bien souvent arbitraires dont font l'objet ces citoyens de «seconde zone», comme d'aucuns les qualifient.
Les premières revendications ont émané des plus jeunes. Les élus locaux n'y ont guère prêté attention. Une rébellion d'adolescents, facile à mater. Les quelques trublions à l'origine du mouvement de contestation ont été envoyés pour un an en résidence à Veshch. le quartier, très surveillé, où sont relégués les Shlems, les clones qui ont choisi de ne pas se mêler aux humains. Là-bas, ces fortes têtes ne seraient plus que des parias. Une mauvaise appréhension de la situation… Bravant les interdits, trois Lewdies et deux Shlems ont monté un groupe de creech –un mix électro spoken word-reggae–, les Bratdook. Ils ont d'abord joué dans un pavillon abandonné, aux confins de Veshch. Ils se sont ensuite produits clandestinement, dans des caves ou des parkings souterrains, puis ont donné des concerts de moins en moins confidentiels. L'information circule par le bouche à oreille. Les rendez-vous sont fixés au dernier moment par SMS. Les sympathisants de la première heure sont bientôt devenus des fans, qui, de semaine en semaine, ont fait de nouveaux émules. Une véritable communauté s'est constituée: la plupart Bratdookies portent des lentilles de contact pour avoir les yeux vairons; beaucoup absorbent des substances, vendues sous le manteau, censées retarder le vieillissement. Les plus résolus renoncent à leur patronyme et adoptent un matricule, prenant un malin plaisir à détourner la logique officielle: ZZ99Z, X8XXW, D7Y3O1… Tous militent contre la discrimination qui frappe Lewdies et Shlems.
Dans les médias, puis dans les cercles politiques, on commence à s'interroger sur ce phénomène, si ce n'est à s'inquiéter de son ampleur. Un député n'a pas tardé à interpeller le ministre de l'Intérieur: il serait inacceptable que les Lewdies, et a fortiori les Shlems, aient les mêmes droits que les humains de souche. Ce serait saper les fondements de notre société. Mieux vaudrait créer un quartier réservé aux Lewdies, comme il a été fait naguère pour les Shlems, afin de mieux les contrôler. Surtout, il est urgent de réprimer les agissements irresponsables des Bratdookies. Un autre parlementaire a embarrassé ses collègues en avançant l'idée d'instituer une assemblée législative pour les humains et une autre pour les Lewdies et les Shlems. Faut-il légiférer? Modifier la Constitution? Prendre des mesures de rétorsion?
Dans l'édition de ce matin, un quotidien régional publie une enquête sur un petit village du sud du pays où humains, Lewdies et Shlems vivent ensemble, en bonne intelligence, depuis près de cinquante ans. Interrogés, les habitants ont expliqué qu'ils s'en tiennent aux principes affirmés dans un très vieux texte placé, depuis toujours, prétendent-ils, en préambule de leur Code municipal. «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits et en dignité. Il ne sera fait aucune distinction de race, de couleur, de sexe, d'origine nationale ou sociale.»
Photo: YLD