vendredi 11 novembre 2011

Vipère au poing


Agathe était sublime, sublimement inaccessible. Une de ces beautés froides qui coupent tout élan amoureux, toute spontanéité. Une icône que l'on vénère secrètement, à qui l'on voue une passion muette, déférente. Je me pliais à ses volontés, j'allais la chercher à une heure du matin à une fête où l'on n'avait pas jugé bon de m'inviter, je lui tenais compagnie lors des longs week-ends pluvieux dans la maison de campagne familiale. Son humeur charmante virait brusquement, brutalement, à la moquerie, au dédain. Je n'éprouvais aucune honte, je courbais l'échine, jusqu'à la prochaine embellie, toujours de courte durée. J'étais la risée de son petit monde, un ver de terre amoureux d'une étoile, entendais-je souvent ricaner dans mon dos. Non, je n'aimais pas Agathe, j'étais ébloui, médusé, pétrifié dans l'attente docile de la relégation qui me rendrait ma liberté, m'autoriserait à être à nouveau moi-même. Fatalement, le jour viendrait où je serai coiffé au poteau par le musculeux professeur d'éducation sportive, blacklisté par le proactif directeur commercial, expurgé par le retors consultant en stratégie financière qui paradaient autour d'Agathe. Durant tout un été, j'ai cru que le vigoureux garde du corps qui avait entraîné Agathe sur la Côte d'Azur avait enfin brisé mes chaînes. Puis une nuit elle a colonisé mon deux pièces, me réduisant en esclavage, radieuse, réjouie, impitoyable. Désormais, je ne devais plus seulement être à l'écoute de ses désirs, satisfaire ses caprices, mais les devancer, les élucider. Le moindre faux pas tantôt m'attirait d'aigres récriminations, tantôt me valait les plus fougueuses sollicitations.
Au volant de ma Megane, Motörhead à fond, je fonce droit devant moi, pied au plancher. J'avale les kilomètres. Accélération, débrayage, cinquième, braquage, contre-braquage, drift. Je gère, je maîtrise, je domine. La moue dédaigneuse et le sourire sardonique d'Agathe s'encadrent dans le rétroviseur. 160, 190, 200, 250, 290… Rétrograder, demi-tour au prochain rond-point. Je te déteste Agathe. Tu me méprises. La haine nous soude l'un à l'autre plus qu'aucun amour ne le pourrait. Tu es le venin, je suis l'antidote.
Photo: YLD

6 commentaires:

Fernand Chocapic a dit…

A la fin il fait demi-tour, bien décidé à rompre après avoir entendu la dernière chanson de l'album : "Bye Bye Bitch Bye Bye". Décidément, on a beaucoup à apprendre de Motörhead sur le plan des relations conjugales.

Yola Le Douarin a dit…

@Fernand Chocapic: aIe, je me suis fait doubler là. :) Bravo!

Thaddée a dit…

"Tu es le venin, je suis l'antidote"
Vous devriez écrire une chanson pour Marc Lavoine et je pense que ça ferait un sacré tabac!

Yola Le Douarin a dit…

@Thaddée: je ne sais pas bien qui est Marc Lavoine, mais je vais creuser l'idée…

Philippe a dit…

est c qu'on reste soi même quand on est amoureux? Qu'on ne contrôle plus rien jusqu'aux battements du cœur qui s'affole à la moindre évocation de l'être sublimée?

Yola Le Douarin a dit…

@Philippe: ni tout à fait soi-même ni tout à fait un(e) autre…