jeudi 29 décembre 2011

Futur antérieur


–Bonsoir Vincent.
–Maman, il s'appelle Guillaume!
–Ah oui, Guillaume bien sûr. Je suis désolée.
Mon Dieu, c'est effrayant comme ce garçon ressemble à Vincent. Le même visage fin, un peu anguleux, les yeux mordorés, le sourire moqueur et jusqu'à la tessiture de sa voix, légèrement plus grave peut-être. La même attitude. Il se tenait devant moi, décontracté, sûr de lui, prêt à tout oser sachant qu'il retombera immanquablement sur ses pattes. Comment ai-je pu réagir aussi sottement? L'émotion de la première rencontre avec l'homme qui partage la vie de Mina, la vie de ma fille. Sans doute…
Vincent et moi avions le même âge. Il aurait probablement aujourd'hui le physique de mon mari: les tempes grisonnantes, des poignées d'amour et des rides au coin des yeux. Ce jeune homme, ce Guillaume, pourrait être son fils. Mais non, c'est absurde! Vincent a disparu deux ou trois ans après notre rupture, enlevé lors d'un périple en Amérique latine et vraisemblablement exécuté par ses ravisseurs. «Guillaume est un garçon intelligent, raisonnable, doux, attentionné», avait insisté Mina, nous sentant un peu inquiets son père et moi à l'idée qu'elle allait nous présenter son amoureux.

-Et si nous passions à table.
La soirée a été très agréable. Mon mari était rassuré, visiblement son futur gendre lui convenait. Guillaume, lui, s'est montré charmant, drôle, réfléchi, cultivé sans être pédant, prévenant. Mina était aux anges. Pourquoi suis-je de plus en plus mal à l'aise? J'ai beau me remémorer chaque instant de notre dîner, rien ne justifie l'angoisse qui m'étreint. Rien, si ce n'est Guillaume, son visage m'obsède, me réveille la nuit, me hante. Que m'arrive-t-il? Je ne suis pas une mère possessive. J'ai toujours laissé Mina choisir ses amis, décider de ce qu'elle voulait faire, de la vie qu'elle souhaitait mener. Guillaume, le sympathique et séduisant Guillaume, me terrifie.
–Allô, c'est Vincent.
–Vincent?
–Enfin Guillaume.
–Je ne voulais pas vous froisser l'autre soir, je…
–Allons, tu as tout de suite su que c'était moi, n'est-ce-pas? Depuis, tu essaies de comprendre. Ton supplice ne fait que commencer, ma chère. J'étais trop volage, trop superficiel pour toi. «Restons-en là Vincent, préservons notre amitié», un dénouement grotesque, qui me ridiculisait. Quand j'ai appris par ma sœur –elle n'a jamais rien pu me refuser, pas même de trahir sa meilleure amie– que tu venais d'avoir une fille, j'ai mis en scène ce kidnapping par des guérilleros colombiens. Avoue que c'était plutôt bien manigancé. Et puis je… –ma chère, tu n'imagines pas ce qu'il est possible d'obtenir si on y met le prix– je me suis fait cryogéniser. Des micropuces implantées dans le cerveau, les poumons et le cœur m'alimentaient en oxygène afin d'éviter la dégénérescence des cellules. Je sommeillais à moins 196°C. Ta fille grandissait, s'épanouissait, guettant les premiers émois de son cœur. Je suis resté en stand by pendant dix-huit ans. Quelques mois de remise en forme après mon réveil, et voici Guillaume, brillant thésard, tout disposé à encadrer les étudiants en licence de droit, ravi d'aider Mina. Des TD à préparer, une fête chez une copine, un concert… Je l'ai enchaînée à moi, captive consentante, candide et espiègle. Pour toi, les années ont passé, le temps ne t'a pas épargnée. Tu es devenue une femme mûre, ravissante encore, mais vieillissante. Tu es devenue la mère de la jolie Mina, dont je suis le jeune amant…
Photo: YLD

samedi 10 décembre 2011

Alors, heureux?



Tout a une raison, une explication. Pierre a perdu ses clés. Il est ennuyé, mais il n'y a pas de quoi en faire un plat. Il demandera à sa femme de lui prêter les siennes et en fera faire un double. Paul a perdu ses clés. Il est d'une humeur massacrante, se reproche son étourderie, qui va lui coûter une bonne demi-heure chez le serrurier pour se procurer un double de celles de sa femme.
Pierre n'a pas obtenu la promotion qu'il espérait. Il est certes déçu, mais ne doute pas que d'autres occasions se présenteront. Paul n'a pas obtenu la promotion qu'il attendait. Il est furieux, peste contre sa hiérarchie, soupçonne ses collègues de lui avoir mis des bâtons dans les roues.
Bref, Pierre est plutôt satisfait de l'existence qu'il mène, il ose même parfois avouer qu'il est heureux. Paul reconnaît qu'il y a pire, concède que sa vie ce n'est pas le bagne, mais, s'empresse-t-il généralement de nuancer, pas le paradis non plus.
Vous en déduirez que Pierre est doté d'un naturel optimiste, alors que Paul a tendance à broyer du noir. Une question de dispositions, de personnalité, de philosophie, conclurez-vous. Une affaire d'acides aminés, objecteront les scientifiques. Et de vous expliquer que nous possédons tous un gène 5-HTT, le transporteur de la sérotonine, ce neurotransmetteur qui régule notre humeur. Or, ce gène existe en deux versions: longue ou courte. Chacun de nos parents nous en transmet un exemplaire. Certains d'entre nous ont le privilège d'en recevoir deux longs. D'autres, moins chanceux, en récupèrent un long et un court. Les plus mal lotis doivent se contenter de deux courts. Selon la taille des brins d'ADN dont vous avez hérité, vous serez prédisposé à voir votre quotidien sous un jour radieux, maussade ou franchement ténébreux. A quoi ça tient le bonheur!
Photo: YLD