mercredi 27 juillet 2011

Lions club


Personne n'a pris la mesure de la situation. Même le journal local n'y a consacré qu'un entrefilet. Un épiphénomène. Le monde a bien d'autres sujets de préoccupation: des fuites dans une centrale nucléaire; une campagne présidentielle tumultueuse; des régimes menaçant de s'effondrer sous la pression de la rue. Lorsque ce dimanche en fin d'après-midi, un appel téléphonique lui signale la présence d'un félin dans Coventry Lane, le policeman John Brown fulmine contre ses concitoyens, qui, chaque fin de semaine, noient leur ennui ou leurs soucis dans la bière. Mais vingt ans d'expérience lui ont appris à ne rien prendre à la légère quand il s'agit du maintien de l'ordre. Un petit contrôle de routine ne coûte rien et vous met en paix avec votre conscience. Il n'a jamais dérogé à cette règle. Ce soir, il s'en félicite une fois de plus. L'animal a élu domicile dans le parc et somnole sur la pelouse. Il faut intervenir rapidement, avant que le fauve, poussé par la faim, ne parte en chasse, éviter qu'un habitant plus téméraire ou plus éméché que les autres ne joue les héros, établir un périmètre de sécurité, sommer les riverains de rester enfermés chez eux le temps de l'opération. Une équipe des forces d'intervention spéciales s'embusque dans les rues alentour, un tireur d'élite se poste à l'affût, pointe la cible et fiche une fléchette hypodermique dans le cou… de la peluche.
Dans la soirée, on a bien rigolé, au pub. Mise en boîte des superflics, boutades et mauvais jeux de mots. Le lendemain, quelques railleries ont encore fusé, qui se sont épuisées d'elles-mêmes. Un petit plaisantin a voulu se payer la tête de la police, voilà tout. John ne parvient pas à se satisfaire de cette explication. Son instinct de flic l'avertit qu'il se trame quelque chose. Ses supérieurs, furieux d'avoir été la risée de la population, l'ont remis à sa place sans ménagement quand il leur a fait part de ses soupçons. Seul le commissaire Walker, un vieux renard qui flaire tout de suite ce qui cloche dans une affaire, a admit que cela valait peut-être la peine de creuser la question. Il a passé quelques coups de fil à des collègues étrangers, qui ont trouvé la blague excellente, jusqu'à ce que… A Venise, à Montréal, à Pékin, à Londres, à Shanghai, à Manhattan, et la liste s'allonge de jour en jour. Les autorités ne peuvent plus fermer les yeux. Une puissante organisation est à l'œuvre. La France semble le pays le plus touché: on a repéré des lions à Belfort, à Bordeaux, place Denfert-Rochereau, à République, dans le parc de la Villette et à la station Château-d'Eau à Paris. Il se pourrait même que l'on ait découvert l'un des QG des activistes, la maison Deyrolle a été placée sous haute surveillance. Toutes les pistes sont étudiées: une action radicale pour introniser Burger King en France? Pour permettre à Mac OS X de dévorer ses concurrents? Pour apporter la preuve irréfutable, à l'approche du 34e anniversaire de l'annonce de sa mort, que le King est toujours vivant? Une alliance entre ces différentes factions n'est pas à exclure. L'heure est grave!
Photo:YLD

samedi 9 juillet 2011

A quelque chose malheur est bon


A cinq ans, il avait eu le coup de foudre pour Sandra. Il lui dessinait des bouquets de fleurs. Elle, intrépide, jouait aux billes avec Bruno.
A dix ans, il avait toujours le béguin. Pendant qu'elle grimpait dans les arbres du jardin avec Laurent, il lui confectionnait des bateaux avec des allumettes, qu'elle accueillait d'un négligent «joli».
A quinze ans, fervent adorateur, il résolvait pour elle les équations du troisième degré que leur infligeait le prof de maths, tandis que, de rock en slow, elle passait des bras de Fabien à ceux de Damien.
L'été de ses dix-neuf ans, enragé de désir, il photographiait frénétiquement Sandra, qui se dorait au soleil avec Pablo, surfait avec Pablo, prenait des bains de minuit avec Pablo.
A trente ans, Sandra et lui étaient mariés, sans qu'il ait bien compris ce qui avait décidé Sandra à le choisir lui. Sandra avait un peu coupé ses cheveux, avait conservé sa silhouette élancée de sportive et son impérieuse frivolité. Elle l'avait convié dans son existence et lui offrait une hospitalité courtoise et attentive. Il l'avait épousée, et son amour s'était dissous dans les prévenances conjugales, dilué dans les égards matrimoniaux. Ils s'étaient composé une vie à l'amiable. Qu'il n'aime plus Sandra, il pouvait l'accepter, mais ne plus être amoureux… Il avait un besoin vital de se corroder dans l'attente angoissante d'un rendez-vous, de sentir la morsure de la jalousie, le cœur meurtri, plus que jamais avide d'espérances.
Il retrouva Sabine sur Copains d'avant. Une fille sympa, mignonne sans plus, plutôt drôle, une bonne copine, quoi. Il lui envoya quelques mails –je me souviens de…, je n'ai pas oublié le jour où…–, auxquels elle répondit gentiment. Il ne lui en fallait pas plus, il insista pour qu'ils se rencontrent. Elle refusa: elle était ravie de renouer avec un ancien camarade, mais il y avait déjà un homme dans sa vie, et elle ne voulait pas le perdre. Elle entendait s'en tenir à des échanges électroniques, amicaux uniquement, et à intervalles raisonnables. Il se plia au diktat de Sabine. Il était à nouveau amoureux. Amoureux et malheureux. Éperdument malheureux.
Photo: YLD