dimanche 15 mai 2011

Une fille perdue


L'avait-elle aimé? La question l'avait meurtrie un matin alors que plantée devant la glace de la salle de bains elle mettait une dernière touche à son maquillage. Elle prononça le mot à voix haute pour faire jaillir une flammèche de l'ancien brasier, déclina toute la gamme –aimé, amour, amoureuse, amant…–, n'en recueillit pas même une poignée de cendres. Dès leur rencontre, et durant toutes ces années, il n'avait, en fait, été qu'une présence rassurante, une lueur qui la guidait dans son brouillard. Il avait trouvé en elle une bonne épouse, une femme agréable, qui s'occupait de son foyer, savait recevoir ses amis et ses relations de travail, était suffisamment «instruite», disait-il, pour soutenir intelligemment une conversation. Il n'exigeait rien d'autre, confiant à des rencontres passagères la fureur de son désir. De temps à autre, ils faisaient l'amour comme on se souhaite le bonjour au réveil, poliment. Le quitter ne lui avait jamais traversé l'esprit. Il était –elle ne savait pourquoi– son seul rempart contre les ténèbres toujours menaçantes.
Qu'est-ce-qui l'avait jetée ce jour-là dans les rues à la recherche des plus démunis? Elle avait marché des heures jusqu'à trouver en elle la force d'aborder l'un de ces sans-abri prostrés dans l'encoignure d'une porte. Elle avait écouté la litanie de ses échecs, de ses malheurs, de ses dérives. Le lendemain, elle avait loué une petite chambre au sixième étage sous les toits, y avait apporté un matelas, un radiateur électrique, un réchaud et était repartie en campagne. Sans choisir, elle avait accosté le premier pauvre hère qu'elle avait croisé, lui avait proposé de l'accompagner dans son antre. Un café, quelques caresses, des bribes d'une vie dépenaillée. Plusieurs fois par semaine, elle accueillait un de ces exclus de la tendresse. Elle n'éprouvait rien, pas de honte, pas de dégoût. Pas de plaisir non plus. Ne s'appartenant pas, elle se laissait posséder. Toujours plus lointaine, happée par le trou noir de sa détresse.
Photo: David LaChapelle

5 commentaires:

Philippe a dit…

çà sonne toujours comme un début dont on attend une suite...

Arnaud a dit…

Je trouve la photo très belle.
on dirai un musée inondé, est ce un montage ou une catastrophe?
En tous les cas, bravo pour ces belles histoires et ce blog que je découvre.

Yola Le Douarin a dit…

@Philippe: ouais, mais je suis le genre de fille qui n'a pas de suite dans les idées:)
@Arnaud: je crois que c'est un montage. J'aime beaucoup ce que fait David LaChapelle. Merci de votre visite

philippe a dit…

c'est pas du tout ce que je voulais dire, excuse moi si j'ai été un peu court, moi aussi...j'aime le style et les histoires que tu écris, et c'est vrai qu'on se verrait bien en lire davantage, peut être n'as tu pas l'envie ou bien la confiance necessaire mais qu'importe c'est déjà très bien comme çà.

Yola Le Douarin a dit…

@Philippe: Je n'ai pas du tout mal pris ta remarque; c'est juste mon humour à 2 balles. Et je suis toujours ravie de nos échanges, sur ce blog comme sur le tien!