samedi 12 juin 2010

Rideau


–Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre? Veux-tu donc que je m'empoisonne, ou que je saute dans l'Arno? Veux-tu que je sois un spectre, et qu'en frappant sur ce squelette il n'en sorte aucun son? Si je suis l'ombre de moi-même…
Lorsque je suis sur scène, plus rien n'existe que l'acte désespéré de Lorenzaccio. A chaque représentation, tuer le débauché, boire la coupe jusqu'à la lie, y laisser ma vie. Ce soir, pour la première fois, je suis faux, ridicule pantin qui ânonne des mots incompréhensibles, l'esprit happé par cette obsédante, torturante idée fixe: Véra est partie, Véra est partie, partie.
–L'ombre de toi-même dis-tu?, improvise ce vieux renard de Philippe Strozzi, qui a sauvé du naufrage plus d'un jeune comédien submergé par le trac.
–Si… Si… Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je rompe le seul fil qui rattache aujourd'hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d'autrefois? Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce…
Philippe, Alexandre, Côme font tout ce qu'ils peuvent pour me repêcher, mais Véra, Véra m'a quitté. Que m'importent le Florentin, son projet insensé et ses états d'âme!

–J'aime. A ce nom fatal, je tremble, je frissonne. J'aime…
–Ce qui reste de ta vertu, Renzo?, insiste Philippe, qui n'est pas homme à laisser un cabot de mon espèce torpillé Musset.
–Je suis plus creux et plus vide qu'une statue de fer-blanc. Véra, tu es toute ma vie. Moi je t'offrirai des perles de pluie. Mais il pleut sur mes lilas.
Des quolibets fusent dans le public. Indignés, les puristes quittent la salle, bruyamment; la porte claque, j'encaisse la gifle. Un à un, les spectateurs battent en retraite. Chaque claquement de porte annonce une nouvelle désertion; j'accuse les coups, indifférent. Quelques naïfs ou curieux, pensant qu'il s'agit peut-être d'une mise en scène avant-gardiste, me gratifient encore d'un peu d'attention, puis renoncent. Je suis seul sur scène, même Philippe a capitulé.
–Seul, vide, à peine un spectre, un misérable comédien, un amant répudié. Devenir l'ombre de ton ombre… Véra!
Le lendemain, le théâtre diffusait cette information lapidaire: Le Nouveau Monde se voit dans l'obligation d'annuler toutes les représentations. S'adresser au contrôle pour le remboursement des places.

Photo YLD (merci Sarah)

6 commentaires:

passantepensante a dit…

quelle est la part de fiction et de réalité dans tes histoires?
B.

philippe a dit…

c'est là une des marques de fabrique maison, entrer dans la réalité par la fiction et réciproquement, ...sinon çà m'a fait sourire " ...les perles de pluie..." Du plaisir encore.

philippe a dit…

j'aime bien les phots aussi

philippe a dit…

Photos...

Yola Le Douarin a dit…

@Passantepensante: c'est un peu comme dit Philippe; je crois que chez moi la frontière entre réalité et imaginaire est assez floue…
@Philippe: avec ce texte, j'ai particulièrement peu de mérite puisque j'ai beaucoup pillé Musset, Racine, Brel. Il reste la photo, ouf! :)

philippe a dit…

c'est là aussi une marque de la création et de l'intelligence savoir s'inspirer