samedi 4 janvier 2014

Insoluble

Sur un coup de tête. Ou parce qu'elle n'en pouvait plus, espérait autre chose, elle s'était enfuie à Londres. A peine arrivée à l'hôtel, elle lui avait écrit Ne me laisse pas te quitter. Je t'aime. Je ne veux pas vivre sans toi. Elle avait attendu un appel, un SMS. Une semaine, un mois. Elle était rentrée à Paris. Un mot, un signe, elle serait revenue à lui, repentante, rassurée, heureuse. Il se taisait, l'exténuait de son silence.
Elle était partie depuis deux mois lorsqu'il reçut son message. Une grève de la poste l'avait laissé en souffrance tout ce temps. Pendant des jours et des nuits, à chaque instant, il avait cherché une explication, s'était perdu dans les hypothèses, égaré dans les conjectures. Il s'était tout reproché, l'avait accusée du pire. Il l'avait insultée, avait rêvé son retour, l'avait détestée, avait prié, lui qui ne croyait à rien ni à personne, l'avait maudite. Quand la carte lui était parvenue, il avait déjà renoncé. S'il l'avait reçue avant, les choses auraient-elles été différentes? Il trancha dans le vif. Trop tard, martela-t-il férocement. C'est trop tard.

Obéissant à une obscure impulsion, une sournoise désillusion, elle s'était éclipsée, voulait juste s'absenter un peu du quotidien. Dans le train, elle l'avait appelé Ne me laisse pas te quitter. Je t'aime. Je ne veux pas vivre sans toi. Je m'en fous, lui avait-il répondu d'une voix tremblante de colère. La rage au cœur, il avait raccroché. Elle l'avait abandonné. Elle n'était plus rien pour lui, décréta-t-il, impitoyable, effacée de sa vie, expurgée de ses pensées. Elle rappela, se fracassa sur les brisants de sa rancœur. Elle se désolait de sa précipitation. Si elle avait patienté un peu, un jour ou deux, les choses auraient-elles été différentes? Elle s'accrocha à cet espoir. C'était peut-être trop tôt.
Photo: YLD

samedi 7 décembre 2013

Nomophobie*


Il n'est pas dans mon sac, ni dans la poche de ma veste. Dans celle de mon manteau? Je suis sûre de l'avoir emporté. Impossible que je l'aie oublié. Mais alors je l'aurais… Non pas ça!. Je bredouille des excuses incompréhensibles et me rue hors de chez Louis et Antonin. Tant pis pour le dîner. 
Je pique un sprint dans la rue du Chemin-Vert. Breguet-Sabin, qu'est-ce que je fais là? Je rebrousse chemin, bute sur un SDF, m'étale de tout mon long. J'ai cassé un talon, déchiré mes collants. Je reprends ma course en claudiquant rue Sedaine zut je tourne en rond j'accélère l'allure j'ai mal à la cheville, suis en sueur essoufflée aïe un point de côté je m'affale contre un mur. Un couple me dépasse, me lance un regard craintif et force le pas. Du calme, respire, respire, lentement, profondément. Je peux pas. Je repars dans ma tête ça bourdonne ça vrombit ça vibre dans ma poitrine ça cogne le trottoir tangue envie de vomir je suffoque titube rue Merlin encore quelques mètres mon immeuble 46A44 66A46 le code merde et merde c'est quoi je trépigne me déchaîne sur le digicode peste cette saloperie de code la porte s'ouvre je bouscule le fils du troisième qui sort avec des copains m'engouffre dans le hall elle est bien déchirée la voisine petits crétins m'écroule dans l'ascenseur mes clés merde merde merde mes clés je vide mon sac sur le palier la serrure résiste cède enfin je m'effondre dans le salon. Là, sur la table basse. Il est là.
Appeler Louis et Antonin, envoyer un SMS à tous les autres, publier sur Facebook, Google+, Netlog et même Copains d'avant, tweeter sur Twitter. Liker, partager, suivre, poster. Echapper à la déréliction multimédiatique. 
* De l'anglais no mobile phobia: peur d'être privé de son téléphone portable. 
Photo: YLD

samedi 16 novembre 2013

Mot à maux

Avoir imaginé qu'il l'admettrait, après tant d'années. Pourtant, il a dit J'en conviens, Probablement, Oui bien sûr. Il n'empêche, comment croire qu'il reconnaissait ce qu'il avait toujours nié? Barcelone, ce soir d'août. Nous étions restés longtemps à la plage. Nous étions rentrés, fatigués de soleil. Nous avions passé la soirée sur la terrasse. La nuit était lourde, sans un souffle d'air. Et puis c'est arrivé. Survenu. Barcelone, ce soir d'été où tout semblait éternel, immuable. Soudain, ce mot qui nous a anéantis. Il l'a prononcé, d'un ton neutre, comme par mégarde. Ce mot arrogant a fait irruption, rendant désormais notre vie inconcevable. Je l'entends encore. Et c'est moi qui l'aurais prononcé. Lâché. Pendant tout ce temps, je l'aurais rendu, lui, responsable de cette trahison, incapable que j'étais d'articuler aucun de ces autres mots qui auraient vaincu celui que ma peur de le perdre avait laissé échapper.
Alors, ce serait moi…


Je lui accorde un silence navré. Cette soirée, je l'ai oubliée. Cet amour forcené, intransigeant, m'est inconnu. J'étais amoureux. D'elle, sans doute. De Barcelone, passionnément. Belle Catalane, espiègle et bouillonnante. Ce mot assassin qui nous aurait poignardés en plein cœur, je l'ignore. J'en ai d'autres, qu'elle refuserait. Plaza del Sol, El Born, tapas con vino, Barceloneta, mariscada o cava, El Raval, fiesta y mojito. A moins que, peut-être, tibi dabo, promesses que je ne tiendrai pas.
Elle voulut que ce mot fatidique fût proféré une fois encore, maintenant, pour que nous sachions. Abolir la parole funeste, dit-elle. Elle attendait, espérait que je
Elle hurla: –––––––––––––
Je n'entendis qu'un cri.
Photo:YLD

jeudi 31 octobre 2013

Amor(t)

J'ai tué Paula. La logique policière cherchera un mobile: jalousie, haine, intérêt financier, vengeance. Rien de cela. Un coup de folie, suggérera-t-on. Laissons cet argument à mon avocat, qui en aura bien besoin pour tenter de défendre ma cause, de convaincre les juges. Paula m'aimait, et moi autant que je le peux, négligemment, désabusé. Elle avait voulu vivre avec moi. Je n'avais pas refusé, ni accepté. Je n'y accordais aucune importance. J'étais disponible, neutre. Je ne me sentais pas concerné. Nous avions fait l'amour. Je tenais Paula dans mes bras, je caressais son ventre, ses seins, son cou. Lentement, j'ai resserré mon étreinte, serré, serré. Mes doigts se contractaient, se crispaient. D'abord, Paula se laissa faire, pensant qu'il s'agissait d'un jeu. Quand elle peina à respirer, elle essaya de se débattre, affaiblie déjà par le manque d'oxygène. Dans ses yeux, je lus l'incompréhension, la peur, la terreur, puis son regard s'éteignit. Paula repose à mes côtés sur le lit, diaphane, mystérieuse comme la première fois. Je vais appeler la police. Plus tard. Il y aura un interrogatoire, long, déplaisant. Toujours les mêmes questions. Des explications à donner. Des raisons à fournir. Une reconstitution, peut-être. Inconvenante. Un procès, bien sûr. On attendra des regrets, des remords, qui n'ont pas lieu d'être. J'ai tué Paula. Ni préméditation ni accident. Le fait singulier qui devait me soustraire à la terne indifférenciation de mon existence. Finalement, cela revient au même. Je serai condamné à une lourde peine, comme on dit. Il me semble que la détention ne me pèsera pas trop. Au début, ce sera sûrement incommode et ennuyeux, puis je m'y habituerai et je n'y ferai plus attention. La lumière violacée de l'aube se faufile sous les doubles rideaux. Je me lève, me douche et passe un jean et un polo. Je veux avoir le temps de prendre mon petit déjeuner, j'aime bien ce moment. Je bois une tasse de café, mange toasts beurrés et tartines de confiture. Je ne me presse pas. L'odeur de noisette du pain grillé, le crissement du beurre qu'on y étale, la douce amertume de l'orange, l'onctuosité des cerises noires. Je me sers une seconde tasse de café. Je crois que mon petit déjeuner me manquera, ça me contrarie.
–Vous avez demandé la police, ne quittez pas.
–J'ai tué Paula.
Photo: YLD

samedi 5 octobre 2013

Variations indéfinies

Pelotonnée dans la douce tiédeur de la chambre, Lise s'accommodait de ses déchaînements de fureur. Le vent se jetait, rageur, contre la villa, giflait la façade, l'étreignait si fort qu'il aurait pu la broyer. La maison gémissait, semblait céder à ses assauts passionnés, il fléchissait, s'apaisait; elle se ravisait, s'indignait de ses assiduités, il redoublait, s'acharnait, défiait son indifférence. Jean, lui aussi, avait lutté obstinément contre les langueurs romanesques de Lise, l'assaillant désespérément de son amour, de son désir exténuant de vivre. Ici, tout est possible, se défendait Lise. Le vent disperse les malentendus; la brume dissipe nos incertitudes; la mer efface le temps. Tout peut sans cesse recommencer. Rien à porter, à assumer, à justifier. Oublieux de nous-mêmes parce que toujours intacts, insoupçonnés. Nous n'aurons pas de souvenirs, se plaignait Jean. J'en inventerai pour nous, uniques, éphémères, inaltérables, promettait Lise. La silhouette bleutée des minarets sur l'horizon flamboyant. Les vagues nacrées s'épanchant sur la grève. Nos serments parfumés de jasmin et de laurier rose. Jean combattait ses chimères. Tu m'offres des mirages, je veux le sel des embruns sur mes lèvres et la saveur de tes aveux sur ma peau.
Jean s'était éloigné. Lise ne souffrait pas de son départ, elle avait conjuré son absence. Il demeurait là dans l'indistinction de l'existence où Lise s'était retirée.
Le présent m'échappe, la réalité me fuit, l'essentiel s'éparpille dans le fortuit.
Photo: Sun7, YLD


samedi 21 septembre 2013

Mnémosyne s'en va

Je vais beaucoup mieux maintenant. J'ai certainement été gravement malade pour que papa et maman me laissent ici. Une maison de retraite, m'a affirmé un monsieur, le docteur Je-ne-sais-qui. Il a voulu dire une maison de repos, ou bien il plaisantait. Ça ne m'a pas fait rire. J'ai dû attraper une mauvaise grippe ou une vilaine rougeole. Enfin, quelque chose de très embêtant, sinon papa et maman m'auraient gardé près d'eux. Parfois, j'ai l'impression d'être là depuis longtemps, mais je dois me tromper puisque papa et maman ne sont pas encore venus me voir. En tout cas, je suis guérie, je me sens parfaitement bien, je vais le dire au docteur Je-sais-tout pour qu'il prévienne papa et maman. Cet endroit n'est pas vraiment désagréable, il y a un grand parc, où l'on m'accompagne quand il fait beau, on nous sert souvent de bons gâteaux et les confitures du petit déjeuner sont délicieuses. Mais je ne comprends pas pourquoi on a placé une petite fille parmi toutes ces vieilles personnes, si laides et si tristes. Et puis il y a cet homme, vieux lui aussi, qui me rend visite chaque jour. Il est gentil, mais tellement bizarre. Il s'assied près de moi, me parle d'inconnus –des enfants qui m'aiment, qui habitent loin, qui pensent fort à moi–, mais jamais de papa-maman. De temps en temps, il feuillette un album, il me montre deux petits garçons et une fillette, un pavillon entouré d'un jardin fleuri, une ville avec des bateaux, une plage, il égrène des noms, Louis, Alexandre, Lisa ou peut-être Louisa ou Lucas, Venise, Chatou, il murmure tu te souviens des vacances à Arcachon, et là… Je ne connais rien de cela, ni cette dame dont il possède plein de photos et qui porte le même prénom que moi. Cet après-midi, je lui ai dit que tous ces gens ne m'intéressaient pas, qu'il devrait aller chercher papa et maman au lieu de me barber avec ses histoires. L'homme a pris ma main dans la sienne. D'une voix brisée, il répétait, obstiné, Clara, je suis Franck, ton mari, ton mari. Je suis ton mari. J'ai crié, crié. L'infirmière lui a demandé de s'en aller; je devais me reposer. Je ne suis pas fatiguée; je ne veux plus rester ici. Je vais écrire une lettre à maman. Elle n'acceptera jamais qu'un sale bonhomme ennuie sa petite fille. Papa sera furieux. Ils me ramèneront tout de suite à la maison. Comme je suis impatiente de partir, de retrouver ma chambre, mes amies et surtout ma poupée Dora.
Photo: YLD

samedi 7 septembre 2013

L'ordre des choses

Anthony Meillard, né à Amiens, se sent à l'étroit dans son costume de fils d'ouvriers. Son père, Jean-Claude Meillard, est maçon; sa mère, Laurence Meillard, née Lietois, femme de ménage. Anthony Meillard est doté d'une intelligence moyenne, que compensent un sens aigu de la débrouillardise –un roublard, disent certains– et une ambition sans bornes. A dix-sept ans, il claque la porte du domicile familial, vit d'expédients: voleur à la tire, dealer, il se fait même un temps entretenir par une pauvre fille qui croyait que le trottoir la conduirait à la mairie. Ses errances le mènent à Véseneuves, un bourg d'Indre-et-Loire où se morfond Amaury Velin-Archambault, rejeton de la vieille noblesse. Amaury Velin-Archambault a raté son époque. Il se sent l'âme d'un preux chevalier. Au douzième siècle, il aurait guerroyé avec bravoure pour son souverain, porté vaillamment les couleurs de sa dame. Révoquant l'ère du quart d'heure de célébrité et du tweet, dans le champ clos de sa bibliothèque, il défie Gauvain en duel, joute contre Lancelot, rompt des lances pour Elaine la Blanche et se met en quête du Graal –non, pas une chasse au trésor Anthony, a patiemment mais vainement expliqué Amaury Velin-Archambault, une recherche, une initiation. Anthony Meillard se prête avec détachement aux extravagances d'Amaury Velin-Archambault, puisque cette modeste contribution lui vaut de dormir au chaud, de manger et de boire tout son soûl. Mieux, depuis quelques semaines, empruntant le patronyme de son hôte, il fréquente le gratin people parisien, il a ses entrées au Black Calvados, au Baron et au VIP Room. D'un aplomb à toute épreuve tamisé de juste ce qu'il faut de séduction, il compte déjà parmi les happy few. Tandis qu'Anthony (Velin-Archambault) Meillard accède au firmament, Amaury s'abîme dans ses fantaisies médiévales. Au cours d'une cérémonie d'adoubement –il a adopté officiellement Anthony et l'a institué légataire universel–, la félonie de deux bouteilles de Malt Mill 1962 lui porte le coup de grâce, que le médecin de Véseneuves, peu magnanime, qualifiera de coma éthylique.
Dans le TGV qui le conduit à Paris, où l'attend le bel appartement du seizième arrondissement que lui a laissé feu Amaury, Anthony Velin-Archambault songe… Bien souvent, la vie attribue ses bienfaits à tort et à travers, mais, finalement, il n'est pas très compliqué d'y mettre bon ordre.
Photo: YLD