dimanche 10 août 2014

Rang S

Un champ de bataille après la défaite. Canettes de bière vides et Big Buckets KFC dégorgeant d'os de poulet, de mégots, de frites flasques. Une puanteur de fumée grasse et de sueur aigre. La télé discute toute seule. Au fond du canapé, une masse débraillée émet un ronflement caverneux. Eddy évalue les dégâts d'un lendemain de match. Son père a occupé le terrain avec ses copains. Il y a deux ans, sa mère, lassée d'être hors jeu, a fait ses valises, laissant Eddy sur la touche.
Orochimaru, je ne le laisserai pas à ta merci, grogne Eddy. Je jure de le sauver!
Déplacement instantané vers sa chambre pour récupérer son turban et téléportation dans le salon.
Füton Rasengan! Eddy frappe l'armée de serpents contrôlée par Orochimaru avec son orbe tourbillonnant. La terre tremble. La sphère balaie tout sur son passage et Eddy emprisonne les cochonneries qui jonchent la moquette dans un sac-poubelle. Il respire profondément, jette un regard déterminé autour de lui. Il doit se débarrasser de cette vermine avant qu'elle retrouve sa force.
Kage bunshin no jutsu!
Tandis que les trois clones qu'il vient d'invoquer descendent la poubelle, Eddy compose le mudra du coq, puis aussitôt après celui du tigre et, en un rien de temps, fait place nette dans l'évier.
Prends ça, hurle Eddy à l'adresse d'Orochimaru, en lançant son shuriken sur son ennemi. Orochimaru a beau tempêter, écumer de colère, le Dyson aspire son chakra.
On dirait bien que j'ai gagné, hein!, le nargue Eddy.
Le vrombissement de l'aspirateur a réveillé le père d'Eddy, qui émerge douloureusement des brumes de l'alcool, traîne son regard d'un coin à l'autre de la pièce.
C'est toi qu'a fait ça, mon bonhomme? J'suis fier de toi, ouais.
Silencieux, Eddy attend que son père parvienne à maîtriser son bijû. Aspirine, douche, première cigarette. Son père s'en sort toujours, c'est un malin, mais il n'est pas assez sérieux, il ne deviendra pas hokage, ne sera même pas un bon ninja. Ça ne fait rien, décrète Eddy, moi j'y arriverai et je le défendrai.
Hé bonhomme, ça te dirait un McDo?
Eddy enfile son blouson, dévale l'escalier et essaie d'ajuster son pas à celui de son père, puis il ralentit sa marche, forçant son père à se mettre au rythme de ses onze ans. Il ne tient pas à accélérer le temps, à rattraper son père et ses copains, sa mère. Il s'est promis de se battre jusqu'au bout, de ne jamais se rallier au clan des adultes, tous perdus dans un monde trop grand pour eux.
Photo YLD: Bad Boy, Kiatanam Ianchan

samedi 5 juillet 2014

Dissidence

Alors c'est ça, être riche! Un immense appartement. Une vue hallucinante sur Paris. Un cercle magique où la vie vous fait la fête. Julie contemple cette féerie avec l'émerveillement étonné d'une petite fille devant les vitrines de Noël des grands magasins. Un rêve éveillé. Germain l'a invitée à son anniversaire. Le champagne, la musique, et Germain.
Je reviens tout de suite, murmure Germain. Je t'aime.
Deux heures se sont écoulées. Julie se sent mal à l'aise au milieu des amis de Germain, si sûrs d'eux, si élégants. Aucun ne prête attention à elle, muette et figée au bout du canapé où Germain l'a abandonnée. Sans lui, elle se trouve ridicule dans sa petite robe en dentelle rose, dégotée au H&M des Halles. Elle n'appartient pas à ce monde de demi-dieux à qui l'existence a offert le meilleur et qui se servent sans réserve convaincus que cela leur est dû. Sous le regard amoureux de Germain, elle se prenait pour leur égale. Le charme est rompu. Au bord des larmes, Julie se faufile vers la terrasse, elle veut rentrer, que Germain la raccompagne. Sur la boîte vocale, la voix espiègle de Germain lui suggère de laisser un message.
Tu es où ? Germain, pourquoi tu ne reviens pas? lâche-t-elle dans un sanglot.

Bruno Derzetti n'avait pas écrit une ligne depuis quinze jours. Jusque-là, les choses se présentaient bien. L'intrigue se tenait, les personnages prenaient de l'épaisseur. Germain s'imposait peu à peu comme le pivot de l'histoire, mais Bruno peinait à tricoter l'idylle entre ce fils fantasque et frondeur d'un gros industriel qui allait enrayer la belle mécanique conçue par sa famille et la petite hôtesse d'accueil issue d'un milieu très modeste. Une brève passion qui mettrait en évidence l'impétuosité de Germain, son goût de l'excessif, son charme vénéneux.
Et s'il lui offrait une nuit d'ébats avec la douce et naïve Julie?, s'interrogeait Bruno. Et s'il s'offrait, à lui l'auteur, une petite scène érotique pour réchauffer son imagination? Il se rappelait parfaitement avoir laissé ses deux protagonistes dans le duplex du seizième arrondissement où Germain célébrait son anniversaire. Pourtant, Germain n'était plus là. Bruno parcourut à nouveau son manuscrit, fouilla dans les fichiers où il jetait en vrac une phrase, un mot, une atmosphère, lança une recherche dans le Finder. Rien. Tout d'abord, l'idée que Germain, un garçon séduisant mais inconstant, qui avait habitude d'obtenir ce qu'il voulait et de n'en faire qu'à sa tête, avait décampé amusa Bruno, puis elle l'obséda, l'angoissa. Il avait le sentiment de ne plus avoir prise sur son personnage. Il tenta de remanier son texte, rusa, louvoya. Ça ne marchait pas. Bruno était furieux. C'était lui qui avait inventé Germain, lui qui l'avait créé. Il était l'auteur. Omniscient. Omnipotent.
Alors que Julie s'apprêtait à laisser son message, Bruno la relégua dans la marge. Il devait absolument recadrer Germain. Et puis les digressions inutiles dans les romans, hein… ironisa-t-il.
Tu es où? Germain, si tu ne rappliques pas immédiatement je te supprime. Compris?
Germain prit son temps pour répondre à l'ultimatum. A trois heures du matin, Julie, recroquevillée au fond du canapé, fut tirée de son demi-sommeil par le jingle de son portable qui annonçait qu'elle avait reçu un message: Dis à ce gros nul de Derzetti que je me fous de ses menaces. Je me suis cassé de son roman merdique. Je suis dans le prochain Djian.
Photo: YLD

lundi 9 juin 2014

Aberration

Le vent furieux te fait trébucher sur les pavés inégaux, t'entraîne, te freine, te jette en avant, te refoule. Il te malmène, se moque de ton stupide acharnement, raille ton impuissance. La pluie t'aveugle et te transperce les os. Les rues s'évanouissent dans le brouillard, se confondent, t'égarent. Leurs noms, dans cette langue qui t'est obstinément étrangère, t'échappent, t'embrouillent, t'abusent. Tu échoues sans cesse au même carrefour, prisonnière d'un labyrinthe d'eau et de froid. La ville désertée est livrée à la violence des éléments. A la rage jalouse de quelque toute-puissance? Transie, épuisée, tu te réfugies dans l'embrasure d'une porte. Un filet de lumière filtre à travers les carreaux dépolis. Tu entres. Tu es happée par une vague de chaleur et de musique. Dans le café, une dizaine de tables. Un homme entre deux âges exilé dans la contemplation de son bock de bière. Une femme d'une quarantaine d'années traînaillant dans un magazine. Trois garçons de vingt-vingt-cinq ans connectés à un ordinateur portable. Un jeu vidéo leur arrache à intervalles réguliers exclamations enthousiastes et éclats de rire. Au mur, un grand écran déverse des clips. Derrière le comptoir, la serveuse attend, indifférente, prend la commande avec un demi-sourire de circonstance. One euro and fifty cents. Paldies. Peu à peu, tu te réchauffes, t'apaises. Tu te blottis dans la tiédeur du fauteuil. Because I'm happy/Clap along if you feel like happyness is the truth. Une rafale de vent s'abat contre la vitre en un rugissement féroce. Tu te rapproches de la fenêtre. Anxieuse. C'est effroyable, effroyable! Personne ne semble avoir entendu ton cri d'alarme ni s'inquiéter. Regardez. Mais regardez! La serveuse fredonne If you feel like happyness is the truth. Dehors, les flots sombres engloutissent tout sur leur passage, avalent les immeubles, enflent, beuglent. Une vague lugubre déferle dans la rue, d'où émergent par moments des masques grimaçants et des mouettes hystériques. Le café tangue. Impassible ou résigné. Dernier îlot de vie dans une immensité glacée.
Photo: YLD

samedi 10 mai 2014

JE ME MOI

Quel bonimenteur tu fais, lui avait reproché une ex-petite amie. Cédric aime parler de lui. Il n'est certes pas le seul à avoir ce penchant, mais chez lui c'est une véritable passion. Il ne cherche pas à exprimer ses opinions, à donner son avis, il se raconte, se représente, est tout à la fois l'acteur et le metteur en scène de lui-même. Il ne fréquente guère les réseaux sociaux, trop impersonnels à son goût. Il a besoin de voir dans le regard de ses interlocuteurs l'étonnement, l'admiration, la curiosité, la compassion, l'agacement, peu importe. Il désire les sentir là, suspendus à ses lèvres. Le cercle de sa famille, de ses amis, de ses relations s'étant bientôt révélé trop étroit, il a développé une habile stratégie d'infiltration. Au restaurant, à la terrasse d'un café, dans le métro ou le bus, en faisant la queue au cinéma ou à la caisse d'un magasin, il parvient à s'immiscer parmi de parfaits inconnus, à détourner leur conversation, à amorcer une discussion, qu'il confisque rapidement pour en devenir l'unique propos. Lorsque sa vie ne lui permet pas d'alimenter son sujet, il emprunte une anecdote à une série, un film, un livre, la brode, la réinterprète, se l'approprie. Il réquisitionne l'actualité, la conjugue à la première personne. La toute-puissance du «moi je» lui fait oublier son larcin. Un sourire, un hochement de tête, et c'est la consécration; Zlatan Ibrahimovic recevant l'ovation du Parc des Princes. Cédric n'est pas un menteur. Pas un mythomane ni un affabulateur. Un jouisseur. La première fois, c'est arrivé pendant un dîner familial. Le week-end précédent, il avait été bloqué plusieurs heures dans un train, le gel ayant endommagé les rails. Il relatait son aventure, l'amplifiait, s'épanchait. On l'écoutait. Il ressentit un fourmillement au bas du dos, qui monta le long de la colonne vertébrale, se diffusa, l'inonda de plaisir. Il retenta l'expérience quelques jours plus tard, au cours d'un déjeuner entre collègues. Il soliloqua, fourbit son bavardage, polit son monologue, jusqu'à l'orgasme. Dès lors, il lui en fallut de plus en plus souvent. Dans les réunions de travail, les assemblées générales de copropriété, les vernissages, les meetings contre l'austérité, les colloques sur les énergies renouvelables, sur le plateau de Money Drop ou devant la caméra de Tellement vrai, il se livre, se prodigue, se répand. Encore et encore. Toujours davantage. Ego dépendant.
Photo: YLD

dimanche 13 avril 2014

Trajectoire

L'arrière-saison peut être belle en Bretagne, et cette année-là elle l'était. J'étais descendue pour un mois à l'hôtel des Flots. Je sortais tôt, je longeais la côte jusqu'à l'extrême pointe. La brume matinale accordait mer et ciel en un duo gris-vert. Puis le soleil congédiait l'aurore, sculptait les falaises, réveillait les senteurs d'ajoncs et de bruyères. Goélands et cormorans déchiraient la lande de leurs cris rauques. Au retour, je faisais une halte à la crêperie du Grand Large et regagnais l'hôtel par le sentier des dunes. Je prenais possession de la véranda, déserte l'après-midi, la rare clientèle profitant de la clémence de la météo pour découvrir la région. Je lisais, je rêvassais. Je décampais à l'apparition des premiers promeneurs. J'avais nettement délimité mon espace, clairement fixé les limites de la convivialité. Lors du dîner, je gratifiais mes dissemblables d'un bonsoir poli mais distant, qui les dissuadait de m'inviter à leur table, et même d'engager la conversation. Je n'admettais les autres qu'incompatibles.
Lorsqu'il pénétra dans la salle à manger, nous étions au milieu du repas. Il salua aimablement l'assistance, et avec un aplomb effroyable s'assit en face de moi. Son regard sombre démentait la crânerie de son sourire. Nous mangeâmes en silence. «Je ne suis ici que pour quelques jours. Je suis ravi de les passer en votre compagnie», décida-t-il au moment de prendre congé. Je voulais être seule. Lui était lointain, presque inatteignable. Le lendemain matin, il m'attendait. Et sa présence me sembla soudain espérée, précieuse, évidente. Je craignais de ne pas savoir le retenir, qu'il ne soit trop tard. Il paraissait déterminé. Plus que cela, déjà en chemin. Il resta plus longtemps qu'il ne l'avait annoncé. Il parlait peu. Je le sentais hésitant. Il était heureux, avoua-t-il un soir. Enfin, ce doit être cela être heureux. Il le faut, lâcha-t-il, comme s'il voulait moins s'en persuader que le décréter. Il avait ri. Il était allé faire un tour en voiture, il aimait rouler dans la nuit, sans but. Il serait de retour dans une heure ou deux. Il viendrait me rejoindre.
Du fond de mon sommeil jaillit un hurlement féroce. Fonçant en sens inverse, tous feux éteints, la voiture le percuta.
Photo: YLD

dimanche 9 mars 2014

Brève Rencontre

Elégante dans sa robe bleu nuit, elle était plongée dans un magazine. Une capeline assortie à son vêtement dissimulait à-demi son visage. Lorsque l'homme pénétra dans le compartiment, elle répondit distraitement à son salut. Il s'assit en face d'elle et accrocha son regard à ce corps bien modelé, que la posture légèrement guindée rendait presque pictural. Elle semblait tout à la fois accepter cette attention insistante et lui opposer une présence lointaine, abstraite. Silencieux, l'homme l'enveloppait d'une sensuelle sollicitation. Elle leva les yeux. Il l'observait, tendre et insouciant. C'était doux, grisant, voluptueux, et vaguement douloureux. Eurydice reprit son magazine. Sur la couverture, Grace Kelly, à bord du Constitution, s'apprête à quitter New York, à rejoindre son prince, qu'elle connaît pourtant bien peu. Elle est radieuse, paraît confiante. Le train entrait en gare. L'homme toucha l'épaule d'Eurydice «Venez, je vous emmène». Elle sourit, un instant consentante, puis se ravisa. «Venez, ne renoncez pas», la pressa-t-il. Le train redémarrait, l'homme sauta sur le quai. Il l'aurait arrachée à son abstinence têtue de la vie. Ils se seraient crus heureux. Puis l'irrémédiable désenchantement, la fatale, l'infernale désillusion. L'homme était tombé amoureux d'une passagère, secrète, clandestine, il n'aurait pas pu, pas su faire taire l'obsédante supplique de la femme: Regarde-moi, pas mon visage, pas mon corps, mon tourment. Regarde-moi et aime-moi. La silhouette de l'homme s'estompait, disparut à l'horizon. Déjà, il n'était plus à elle. Le train filait dans la nuit tombante. Eurydice se sentait radieuse et confiante.
Photo: YLD

dimanche 9 février 2014

Place pour place

Enfermé dans un double cercle rouge et jaune tracé à la bombe aérosol, le jeune homme gisait sur le ventre, un couteau planté entre les omoplates. Sous le corps, l'assassin avait glissé ce qu'il devait considérer comme sa carte de visite. Le pouvoir leur fut donné pour faire périr les hommes par l'épée, déchiffra le commissaire Durieu. Manquait plus que ça, un illuminé. La victime, un étudiant en droit. Raisonnable, jovial, agréable, sympathique, gentil, les témoignages ne variaient guère. Il avait un casier judiciaire vierge, ne militait dans aucune organisation politique, n'avait jamais eu de démêlé avec qui que ce soit. La police scientifique ne trouva pas la moindre empreinte ni trace d'ADN du meurtrier. Un bon gosse qui a croisé un cinglé, conclut Durieu. Quelle vacherie! Les mois qui suivirent altérèrent encore l'humeur naturellement morose du commissaire. Toutes les quatre ou cinq semaines, rarement plus, il avait droit à son gamin poignardé, le cercle de feu et cette connerie Le pouvoir leur fut donné pour faire périr les hommes par l'épée. Une prophétie de l'Apocalypse de saint Jean, à peu près la seule chose qu'il ait découverte dans cette fichue affaire. Les victimes ne se connaissaient pas, appartenaient à tous les milieux. Ni des marginaux en perdition, ni des toxicos à la dérive, ni des intégristes déphasés, de jeunes garçons, entre dix-huit et vingt-deux ans, étudiant, électricien, agent commercial, mécanicien, employé de banque. A part ça, Durieu n'avait rien. On va te serrer, mon salopard, maugréait-il, à bout, plus renfrogné que jamais.
Patricia Rigault avait mis la maison en vente. Deux semaines auparavant, elle avait enterré son frère, Norbert, renversé par une camionnette alors qu'il sortait de la boulangerie. Emmaüs devait passer récupérer les meubles. Patricia ne voulait garder que quelques souvenirs. Elle fourra dans son sac à dos des photos d'eux enfants, des lettres de leur mère, Les Chants de Maldoror, que Norbert relisait et relisait depuis des années, jusqu'à l'obsession. Elle faillit jeter un agenda enfoui parmi les slips et les chaussettes, le feuilleta négligemment. A certaines dates, environ une fois par mois, Norbert avait dessiné deux cercles, un rouge et un jaune, accompagnés d'une phrase, toujours la même. Des signes, des mots que Patricia avait vus à plusieurs reprises dans les journaux. Elle tournait les pages, hébétée. La dernière annotation remontait à trois semaines. Y avaient été ajoutés un numéro de téléphone et une sorte de smiley au sourire narquois. Patricia composa le numéro. «Commissaire Durieu, merci de laisser un message je vous rappellerai au plus vite.» Elle s'entendit bredouiller Périr par l'épée, c'est moi.
Photo: YLD