samedi 13 juillet 2013

Chassé-croisé

Il en avait les moyens. Ses revenus lui permettaient de dédommager amplement sa femme. Il trompait généreusement Victoria, mais apaisait avec prodigalité ses blessures d'amour-propre: robes Valentino ou Prada, diamants, séjours dans un hôtel de luxe californien… La quarantaine l'assagit. Il n'éprouva plus le besoin de collectionner les maîtresses. Depuis six mois, Jeanne, de vingt ans sa cadette, était son unique escapade. Curieusement, Victoria, qui, jusqu'alors, semblait se satisfaire des compensations qu'il lui octroyait, redoubla d'exigences. Elle avait désiré un appartement à San Francisco, avait voulu un chalet à Megève. Elle venait d'obtenir une villa à Monaco. Jeanne, si désintéressée, si insouciante, l'accabla soudain de caprices fastueux. L'une marchandait ouvertement la paix matrimoniale; l'autre monnayait subrepticement ses sensuelles ingéniosités. Il ne s'en offusquait pas. Lui qui, dans le monde de la finance, avait bâti sa réputation sur son acharnement impitoyable soutenait que, pour jouer gagnant, il fallait chiffrer exactement la mise optimale, mesurer précisément les risques et évaluer finement le retour sur investissement. Il accédait donc, indifférent, aux revendications conjugales de Victoria et consentait, attendri, aux vœux fantasques de Jeanne.
Victoria était en vacances aux Caraïbes lorsqu'il reçut la lettre de son avocat l'informant qu'elle demandait le divorce. Cette sotte avait sans doute cru le doubler; elle lui donnait l'avantage du terrain. Il fit un peu traîner les choses, négocia, pour la forme, le montant de la prestation compensatoire. Un trade gagnant, finalement, se félicitait-il: il avait échangé une Victoria en net recul contre une Jeanne qui cotait en forte hausse.
Pourtant, ces derniers temps, quelque chose le tracassait. Evidemment, les indices boursiers n'étaient pas au beau fixe, mais compte tenu de la crise, ils n'étaient pas, non plus, particulièrement inquiétants. Les jours suivants, le CAC40, le Nikkei et le Dow Jones se maintinrent effectivement, mais Jeanne, elle, se volatilisa. Son téléphone restait muet, son appartement était occupé par un énergumène qui affirmait ne pas la connaître et ses copains de fac semblaient s'être passé le mot: il n'y avait vraiment pas de quoi stresser.

Du patio, Victoria observait Jeanne, étendue nue, dorée, abandonnée, offerte, au bord de la piscine. Elle s'avança silencieusement, laissa glisser son paréo et se coula, frémissante, contre l'impudique alanguie, voguant langoureusement jusqu'à la conque blonde de Vénus.
Photo YLD: Three People on Four Benches, George Segal



samedi 15 juin 2013

Flagrant délire

Il n'opposa aucune résistance aux forces de l'ordre. Campé sur le perron de M. Villeray-Belmont, directeur de la Banque européenne, il invectivait les profiteurs, vitupérait les exploiteurs, étrillait les spéculateurs, appelait à buter le capital, exhortait à flinguer la finance. M. Villeray-Belmont déposa une plainte auprès du procureur de la République pour incitation au meurtre. Son avocat, maître Jean-Charles Savigny, se répandit dans la presse sur le danger que représentait cet individu, qui, de toute évidence, n'avait pas agi de sa propre initiative, ce forcené, qui, manifestement, était manipulé par des extrémistes, des fanatiques, qui n'hésiteront pas, si on ne prend pas les mesures draconiennes qui s'imposent, à attenter à la vie de son client, lequel ne sera, soyez-en bien persuadé, que la première victime d'une longue liste… Maître Savigny clama sur toutes les radios et les chaînes de télévision qu'il ne se satisferait pas d'une simple condamnation, fût-elle à perpétuité; devant la gravité de la menace, il plaiderait –car il en est assez, assez de cette hypocrisie!– la peine capitale. Une sentence exemplaire qui dissuaderait tous ces indignés et autres illuminés. Excédé par l'ampleur que prenait ce litige et les déclarations tonitruantes de maître Savigny, le procureur s'apprêtait à faire jouer le principe d'opportunité des poursuites et à classer l'affaire sans suite lorsque maître Eva Barnolt-Huguelin s'empara du dossier et forma une requête au nom du prévenu, M. Jacquot, invoquant la loi n°81-908 du 9 octobre 1981 portant abolition de la peine de mort. Le parquet rejeta la demande au motif qu'elle était entachée d'une irrecevabilité manifeste. Qu'à cela ne tienne, maître Barnolt-Huguelin, qui ferraillait ferme, par médias interposés, avec maître Savigny, employa les grands moyens: en vertu de l'article 17 de la Constitution, elle adressa un recours en grâce au président de la République. La polémique enflait. La majorité tonnait contre le laxisme; l'opposition fulminait contre le tout sécuritaire. Finalement, Jacquot le perroquet fut confié à la SPA, chargée de lui infliger une thérapie comportementale.
Photo: YLD

jeudi 30 mai 2013

Illusion d'optique

On en avait fait des romans, des films, des chansons. On l'avait vécu libre ou conjugal. Il avait été fidèle ou adultère, hétéro ou homo. Il a, un temps, été délivré sur prescription médicale. On le commande aujourd'hui sur Internet. Tomber amoureux est trop incertain, trop aléatoire. On veut du coup de foudre à volonté, du sentiment immédiat, du plaisir instantané. Les chercheurs ne nous ont-ils pas appris que l'amour n'était, finalement, qu'une simple réponse neurobiologique? Des stimuli sensoriels, phéromones et autres, activent certaines aires du système limbique –les mêmes que celles qui réagissent à la cocaïne ou aux amphétamines–, et vous voilà sous le charme de Romain ou de Chloé. Les laboratoires pharmaceutiques, toujours à l'affût de profits, n'ont pas tardé à trouver la formule magique. Vous vous inoculez une dose d'Eroscymil, vous patientez quelques minutes; sous l'effet du produit, les zones de votre cerveau impliquées dans le processus s'allument, et vous êtes hypnotisé par les yeux bleus de Nina, ensorcelé par la beauté ténébreuse de Valentin, épris de quiconque croise votre chemin à ce moment-là. Pour éviter les réveils postcoïtaux calamiteux, Clément ne s'autorisait les embrasements sentimentaux qu'au Club.
Après s'être douché, Clément se fit une injection d'Eroscymil. Alors qu'il s'apprêtait à enfiler son caleçon, il s'aperçut qu'il avait perdu sa chaîne. Il inspecta le bac de douche, souleva la clayette, vida le panier de serviettes. La chaîne tomba sur le carrelage. Clément se baissa pour la ramasser. Lorsqu'il se releva, le désir lui fouailla le ventre. Le miroir lui adressait la plus suave des promesses: regard engageant, bouche incitative, sexe généreux. Conquis, Clément succomba à l'invite fallacieuse de son image.
Photo: YLD



mercredi 1 mai 2013

Cyber eroticus

Un mensonge par omission, un petit arrangement avec la vérité. Depuis quelque temps, le mardi, Jade passe sa soirée au club. Elle a besoin de se détendre, de se relaxer, de déstresser. Ses occupations hebdomadaires, que j'avais inconsidérément estampillées yoga, qi gong, sophrologie ou chant énergétique, la retiennent jusqu'à une heure avancée de la nuit. Le clapotis de la douche, le tintement des flacons de démaquillant m'avertissent de son retour. Cet horaire, bien trop tardif pour une séance de sonothérapie ou un atelier de danse libre, me décide à la poursuivre pour abus de confiance.
Jade arrive chez Gladys –la grande amie Gladys– à vingt heures. Elle en repart une demi-heure plus tard, très élégamment vêtue, et se rend au 60, rue des Jasmins. Elle en ressort à onze heures trente, repasse chez Gladys pour se changer, puis regagne la maison. Le «club» est un endroit discret, fréquenté par une clientèle d'habitués, hommes et femmes. Après un premier contact téléphonique avec la dating manager, j'ai dû remplir un formulaire d'inscription pointilleux, fournir un relevé d'identité bancaire, attendre une semaine que tout soit minutieusement vérifié. Et me voici dans la place. L'ambiance est feutrée, le cadre raffiné, et les prestations… à l'avenant. Corps souple en gel élastomère qui diffuse un parfum aphrodisiaque, peau satinée, bouche soyeuse, ma partenaire est dotée de cent trente programmes, mis à jour tous les six mois. Mieux que le Kama-sûtra! Une expérience déroutante, troublante. 
Bientôt, mes petites excursions érotiques ne me suffisent plus. Je veux savoir quel apollon cybernétique Jade rencontre, quelles fonctionnalités elle active lors de leurs lascives connexions. Mes propres explorations m'ont assez dévoilé la prodigalité des geishas synthétiques pour exciter ma curiosité. Les bioniques hétaïres présentent l'inestimable avantage –ou la regrettable faille– d'ignorer le mensonge. Je ne tarde pas à découvrir l'adonis de Jade, un des rares modèles auquel il est possible d'ajouter, moyennant une petite centaine d'euros, un plugin qui décuple ses capacités. Mais si je préfère, prend-on soin de m'informer, cet Eros multiprocesseur existe aussi en version féminine.
Désormais, Jade a son mardi; j'ai mon jeudi.
Photo: YLD,  tableau de Lika Kato

dimanche 14 avril 2013

Le couvercle de la vie

Le quai était désert, peut-être cinq ou six personnes, silencieuses, quasi absentes.
Après dîner, il était sorti. Prendre l'air, avait-il dit à sa femme. Il marchait sans but, d'un pas alerte pourtant, presque pressé. Il s'engouffra machinalement dans la bouche de métro. Sur le quai régnait le calme d'un milieu de semaine. Il n'y avait pas même un de ces  pauvres hères qui tentent encore de communiquer en invectivant ceux qui ne sont déjà plus tout à fait leurs semblables. Un coup d'épaule le projeta sur les rails. Jambes pendantes, il essayait de s'agripper aux cannelures de la bande de guidage. La rame entrait en station. On l'empoigna et le déposa à quelques centimètres de la bordure du quai. Il se releva lentement, stupéfié plus qu'effrayé. Comme égaré. Une forme grise l'accompagna jusqu'au café qui faisait face à la station.
Il commanda un double whisky. L'alcool l'exhumait peu à peu de sa torpeur. C'était maintenant. Le message était sans ambiguïté. Brutal, violent, mais évident, irréfutable: l'homme qu'il était encore une heure plus tôt était mort, broyé sous les roues du métro, définitivement enseveli dans le passé. Il avait basculé. Cette fois-ci, pas d'échappatoire, pas de dérobade. Il retira mille euros au distributeur, loua une chambre pour deux nuits dans un hôtel de la rue Saint-Denis. Son téléphone sonna, sa femme commençait à s'inquiéter. Il ne décrocha pas. Il employa la matinée du lendemain à l'achat de tous les accessoires et produits dont il allait avoir besoin, se composa une garde-robe et rentra à l'hôtel. Il passa en revue ces emplettes. Il n'avait rien oublié. La chasse-d'eau engloutit son alliance. Il se délestait de quinze ans de coupable simulation, de l'odieuse illégitimité où il était séquestré. Il prenait corps.
Il était attendu à dix-sept heures au Libertinata. Il montrerait ce qu'il savait faire, et on verrait, lui avait-on dit au téléphone. Longue perruque blonde, body en dentelle rouge sur talons aiguilles, faux cils et bouche glossy, il fut Madonna,  Beyonce et Rihanna devant Mme Céleste, qui le consacra d'un regard connaisseur: «C'est parfait.Tu es sur scène ce soir. Comment t'appelles-tu?»
–Doria.
Photo: YLD


lundi 1 avril 2013

Transfuge

Certainement pas un combat singulier. Un furieux corps-à-corps, peut-être une lutte à mort. Tu me trompes et prends toutes les précautions pour que je n'en sache rien. Pas vu, pas pris. Chez toi, c'est un impératif catégorique. Cette fois, tu as perdu la partie, les dés étaient pipés.

Je désamorcerai ton rire frondeur. 

J'ai la preuve formelle de ton infidélité. Le mois dernier, tu as recommencé à avoir du boulot par-dessus la tête et à être d'astreinte le samedi. Un dimanche matin, pendant que tu prenais ton bain, j'ai installé un logiciel espion sur ton iPhone. Un agent secret, un mouchard, un indic. Je t'appelle sur ton téléphone et sans que l'appareil sonne ni s'allume, mon 007 décroche. Et là, ça devient intéressant, je te suis à la trace.

J'aurai raison de ton sourire subversif. 

J'ai assisté à ton tête-à-tête avec «Charlotte, mon ange», vos mots doux, vos taquineries coquines, vos sous-entendus polissons. Je me suis immiscée dans votre intimité. J'étais à l'affût de tes convoitises impudiques, j'épiais les halètements de ton plaisir exalté, les râles de ton corps assouvi. 

Je briserai ton regard moqueur.

Je ne me laisserai pas spolier. Tu es mon bien, j'en ai la jouissance et la pleine propriété. Désormais, tu es sous contrôle, sous haute surveillance. Je ne t'abandonnerai plus la moindre parcelle de liberté. Je stopperai net toute tentative d'effraction, expulserai l'intruse.

Je terrasserai ta belle assurance.

I'm watching you

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Je voulais hanter tes pensées, submerger tes sentiments, tourmenter tes désirs. Tu m'as comblée. L'application de rappel automatique que tu as téléchargée sur ton iPhone a converti mon espion en agent double, qui s'acquitte scrupuleusement de la mission que tu lui as confiée. Ta Mata Hari me balance tes flirts avec Léa, Manon et Dorothée; tes badinages avec Anna et Julie; tes enthousiasmes impétueux pour Fayza, Lisa, Daphné et Camille; tes déchaînements passionnés avec Gladys, Kim, Sofia, Justine et Laura; tes ivresses éperdues avec Victoria, Safia, Paula, Eglantine, Ophélie, Adama, Salomé…
Photo:YLD

samedi 16 mars 2013

A mon corps défendant

Les bras et les jambes maculés de bleus. Les genoux, les chevilles et les épaules douloureux. Chaque fois que j'entre dans la chambre, la pièce se rapetisse, se recroqueville. Nous n'avons plus assez de place pour nous deux dans cet espace étriqué. Son regard incisif et son sourire acéré disent assez qu'elle entend y résider en majesté. Chacune de mes intrusions aiguise sa jalousie, décuple sa férocité. Les coups pleuvent. Gifles, griffures, coups de pied. Elle me pince, me tire les cheveux, me mord. Je me plaque contre les murs, louvoie pour atteindre mon lit, me faufile jusqu'à l'armoire, essayant de me tenir à distance respectueuse, de maintenir une zone de sécurité entre elle et moi. Mes manœuvres échouent. Elle déjoue mes ruses et reprend l'offensive. Je tente une parade. Elle riposte par une feinte et porte une touche. Exténuée, je bats en retraite. Tous les matins, je dois lui disputer un chemisier, lui arracher un pantalon, lui extorquer une robe, lui soutirer un pull. Embusquée dans le miroir de la penderie, elle s'acharne à m'enlaidir. Elle me renvoie l'image amochée d'une silhouette aux lignes heurtées. Le désolant reflet d'une féminité en perdition.
Tu te veux une femme séduisante, moulée dans mes corsages qui dévoilent tes rondeurs excitantes, gainée dans mes minijupes qui soulignent tes courbes appétissantes. Tu t'ingénies à m'incarcérer dans ce corps accidenté. Tu mens. Ce n'est pas moi. Pas moi!
Photo: YLD, La Tentation de saint Antoine, J. Bosch