samedi 30 juin 2012

Dérapage contrôlé

Diplomate mais ferme, dynamique, apte à nouer un bon relationnel, ayant le sens de la négociation, pendant dix ans j'ai collé au profil du parfait chargé de recouvrement. J'étais plutôt au-dessus des objectifs. L'argent rentrait au cabinet. Je ne laissais jamais un dossier en souffrance. Mes clients m'avaient sur le dos jusqu'à ce qu'ils aient payé. Je faisais mon boulot, sans état d'âme. Chacun ses problèmes. Une femme s'est jetée par la fenêtre, trop de crédits revolving et un salaire peau de chagrin. La peur que l'huissier ne lui prenne sa télé et l'ordinateur du gamin. Six mois après, un homme s'est tiré une balle dans la tête, chômage, divorce. Il ne lui restait rien, rien d'autre que ses dettes et mes relances incessantes. Que pouvais-je y faire? C'est la vie. N'empêche.
Il y a trois mois, j'ai démissionné. Ma famille, mes amis n'en savent rien. Chaque matin, à huit heures, je prends ma voiture. Je file sur l'autoroute, me jette dans le flot industrieux. Je m'arrête dans un Restoroute. J'achète un sandwich, une bière, et je choisis mon «client», assis seul à une table, concentré sur son steak-frites ou sa salade du chef tomate-œuf-gruyère-jambon. J'engage la conversation. Certains n'attendent que ça. D'autres se méfient, me lancent des regards circonspects, lâchent quelques phrases prudentes, font marche arrière et, finalement, embrayent. Diplomate, dynamique, apte à nouer un bon relationnel, j'étais un vrai pro, j'ai encore de la ressource. Je ne leur demande pas grand-chose. Je m'arrange pour qu'ils me parlent d'eux, m'offrent une parcelle de leur vie –pas les effroyables malheurs, les cruelles détresses, ni les bonheurs intenses, les belles réussites–, je veux juste qu'ils m'autorisent à me glisser dans leur peau de tous les jours. L'espace d'une discussion, je suis ce routier qui fait Paris-Marseille deux fois par semaine, et ne voit pas assez ses gosses; ce retraité qui descend vers le Sud parce que la vieillesse est moins dure au soleil; cette quadra qui allait rejoindre son amant à l'improviste et qui l'a trouvé dans les bras d'une autre –surprise de l'amour; cette jolie fille qui vient de décrocher son master de socio et part faire les vendanges pour vivre un truc collectif, une expérience authentique. Ils s'en vont. Je regagne ma voiture. Je dois livrer ma cargaison avant la fermeture de l'entrepôt à Marseille. Je ne sais pas si cette petite villa à Nice me plaira. Ce n'est sûrement pas sa première incartade. Rompre. Nous laisser une dernière chance. Triomphe de l'amour.
Il est tard. Evelyne va encore pester contre mes horaires à rallonge, mes réunions qui n'en finissent pas. J'ouvre la boîte à gants. Il est là. Contact, première. J'appuie sur la détente.
Photo: YLD

5 commentaires:

Fernand Chocapic a dit…

Cette jolie fille qui vient de décrocher son master de socio et part faire les vendanges pour vivre une expérience authentique, c'est Lana Del Rey (extrait de sa biographie non officielle).

Anonyme a dit…

Vous êtes percutante, comme toujours !

Me voilà embarquée, derechef, dans cette chronique de la cruauté ordinaire dont vous savez si bien rendre compte, sans pathos, sans complaisance, mais avec la précision et la dextérité d'un légiste.

Au delà de la victime désignée, c'est l'autopsie du corps social, dans son ensemble, que vous disséquez sous nos yeux horrifiés sans qu'à aucun moment nous ne puissions les fermer, puisque nous voilà pris au piège d'un texte efficace qui se referme sur le lecteur comme une nasse.

Yola Le Douarin a dit…

@Fernand: oui, en me quittant, elle est remontée dans sa chevrolet pour filer à tout allure vers le sud…
@ Anonyme: merci, vous me prêtez beaucoup de talent. Notre époque, à la fois passionnante et terrible, est une source d'inspiration sans fin.

Viv a dit…

Tu as le don d'écrire de très beaux textes sur des réalités qui n'ont rien de belles. Avec, toujours, le petit détail qui accroche mon attention et ne la lâche pas... Chaque matin, à huit heures, il prend sa voiture, pendant trois mois... Waou ! Remarque, si ça se trouve, si je décidais d'arrêter d'aller bosser, j'aurais peut-être moins de mal à partir chaque matin de chez moi de bonne heure. ;-)

Yola Le Douarin a dit…

@Viviana: merci. Ce qui serait bien si on arrêtait de bosser c'est qu'on n'aurait plus besoin de se lever de bonne heure, comme pendant les vacances…